(Anthologie permanente) Emily Dickinson, Je cherche l'Obscurité

Par Florence Trocmé


Les éditions Unes publient Je cherche l’obscurité, poèmes d’Emily Dickinson dans une traduction de l’anglais (Etats-Unis) de François Heusbourg.
Je m’ajuste à eux – je cherche l’Obscurité
Jusqu’à m’être totalement ajustée.
C’est un travail grave
de douce austérité –
Que mon abstinence produise
Une plus pure nourriture pour eux, si j’y arrive,
Sinon j’aurai eu
La joie de poursuivre ce But – 
I fit for them – I seek the Dark
Till I am thorough fit.
The labor is a sober one
With the austerer sweet –
That abstinence of mine produce
A purer food for them, if I succeed,
If not I had
The transport of the Aim –

C’est une force de prouver que l’on peut tenir
Même si cela déchire –
A quoi servent les tendons de tels cordages
Si ce n’est à tenir
Le bateau pourrait être en satin s’il n’y avait à lutter –
Marcher sur les mers exige des pieds de Cèdre
There is a strength in proving that it can be borne
Although it tear –
What are the sinews of such cordage for
Except to bear
The ship might be o satin had it no fight –
To walk on seas requires cedar Feet

Il est une autre Solitude
Que Beaucoup meurent sans connaître –
Ce n’est pas le désir d’ami qui la provoque
Ni la circonstance du Sort
Mais la nature, parfois, parfois la pensée
Et celui à qui elle échoit
Est plus riche que ce qui pourrait être révélé
Par un chiffre mortel –
There is another Loneliness
That many die without –
No want of friends occasions it
Or circumstance of Lot
But nature, sometimes, sometimes thought
And whoso it befall
Is richer than could be revealed
By mortal numeral –

Contenues dans cette courte vie
Il est des étendues magiques
L’âme qui revient doucement la nuit
Pour dérober en toute sécurité
Comme les Enfants strictement tenus
Reviennent au plus vite à la mer
Dont les Fonds anonymes s’éloignent furtivement
Aux côtés de l’infini
Contained in this short Life
Are magical extents
the soul returning soft at night
To steal securer thence
As Children strictest kept
Turn soonest to the sea
Whose nameless Fathoms slink away
Beside infinity

Ce Jour lent avançait –
J’entendais aller ses essieux
Comme s’ils ne pouvaient se hisser eux-mêmes
Tant ils haïssaient le mouvement –
J’ai appelé mon âme –
Il ne servait à rien d’attendre –
Nous sommes partis jouer et sommes revenus
Et il était hors de vue
This slow Day moved along –
I heard it’s axles go
As if they could not hoist themselves
They hated motion so –
I told my soul to come –
It was no use to wait –
We went and played and came again
And it was out of sight
Emily Dickinson, Je cherche l’obscurité, traduit de l'anglais (États-Unis) par François Heusbourg, postface de Raluca Maria Hanea, 2021, 128 p., 20€, pp., 19, 23, 27, 63 et 83.

Sur le site de l’éditeur :
Cette édition regroupe un choix parmi les poèmes écrits par Emily Dickinson au lendemain de la guerre de Sécession. Si les 5 années de la guerre ont coïncidé avec la période la plus intense de son activité poétique (937 poèmes entre 1861 et 1865), les cinq années qui suivent marquent un grand silence : 72 poèmes seulement de 1866 à 1870. Une forme de repli, et une intensité confiée à l’infime. Une lutte même, secrète, sous-jacente, contre « le givre de la mort », contre le malheur et la séparation. C’est le livre du vent après la guerre, le vent qui emporte tout, et terre chez eux les êtres, les montagnes et les forêts, qui bouleverse l’est et l’ouest, renverse l’horizon. C’est une recréation du monde à l’échelle du poème, une quête fragile de printemps et de paradis, alors que l’obscurité tombe, que la neige recouvre le paysage. C’est la Genèse et l’Apocalypse contenues dans un chant d’oiseau. 
Emily Dickinson, qui parlait plus facilement aux fleurs qu’aux êtres vivants, joue dans le dos du jour, en quête de transfiguration, de renouveau et d’un lieu débarrassé des larmes, même si elle se sait parmi les morts, bien qu’en vie. Et c’est depuis cet entremonde qu’elle nous parle. Après ces cinq années qui résonnent comme une réponse muette aux cinq années de la guerre, le bruit des batailles finit par ressurgir dans les 48 poèmes de l’année 1871 : tambours qui cognent dans le néant, baïonnettes amères, canons sans gloire, Emily Dickinson évoque les héros couchés dans la terre au simple rang des hommes. L’oubli et l’urne, dit-elle, sont la seule rétribution. Même si, dans son monde si vivant offert aux abeilles, aux fleurs et aux oiseaux, l’invisible est toujours à portée de la main.
Avec Je cherche l’obscurité, nous continuons d’éditer la poésie d’Emily Dickinson en proposant un choix par années, qui permet de montrer les grandes lignes de force et les évolutions de son écriture poétique. Nous ne jouons pas sur les tombes se concentrait sur les poèmes de 1863 qui fut son année la plus prolifique, Un ciel étranger (cité dans les 100 livres de l’année 2019 du magazine Lire) portait sur l’année 1864, et Ses oiseaux perdus sur les dernières années de sa vie, de 1882 à 1886. Chaque volume est accompagné en postface d’une évocation d’Emily Dickinson par une poétesse d’aujourd’hui : Flora Bonfanti, Maxime Hortense Pascal, Caroline Sagot Duvauroux, et pour la présente édition Raluca Maria Hanea.