Violence(s)

Publié le 26 novembre 2021 par Jean-Emmanuel Ducoin

De l'usage de la violence en politique... 

Situation. Une étincelle n’allume un feu qu’en terres propices – rien ne vient jamais de nulle part ni sans raison. Les événements qui secouent la Guadeloupe et la Martinique en témoignent en tant qu’exemples emblématiques, fruits pourris d’une longue et douloureuse mise en abîme d’un État républicain manquant à son devoir le plus élémentaire: l’Égalité. Soyons francs et massifs. Le mot «crise», qui englobe en lui-même toutes «les crises», en cache à peine un autre: le mot «violence». Celui qui effraie tant, à juste titre. Comme une tentation? Pas impossible. Comme une possibilité? Le bloc-noteur n’ira pas jusque-là, sachant néanmoins que, historiquement, la peur du prérévolutionnaire et de sa praxis a toujours provoqué chez les puissants un réflexe de violence – qui n’est pas «que» symbolique. Nous le savons, État et patronat disposent d’armes de répression massives, sournoises ou directes. Comment y répondre? Pour de bonnes et/ou de mauvaises raisons, chacun s’accordera ici-et-maintenant à dire que l’usage de la violence n’est plus forcément nécessaire et souhaitable pour construire un autre monde. Cette «violence» qu’on disait jadis «révolutionnaire». Et pourtant, en formulant l’hypothèse du renoncement total, pactisons-nous avec ceux qui précisément craignent le plus l’apparition d’une situation prérévolutionnaire, ceux qui vivent, pensent et souvent dominent comme sous un Ancien Régime? Délicate question, n’est-ce pas?

Droit. Puisque nous ne renonçons pas à l’Idée d’un processus révolutionnaire, qui, de fait, par son surgissement même, provoquerait en réaction des moyens violents pour l’empêcher de croître, repenser la problématique du combat et de ses formes paraît plus évident que jamais. Que peut-on opposer à l’État et aux puissants en guise de défense des actions qui s’exceptent du droit? Voilà le vrai dilemme, posé à tous, qui ne cherche pas en soi à encourager des actions répréhensibles mais seulement à attirer l’attention sur une réalité: la situation économique, sociale et politique atteint un tel degré d’incandescence que pourraient bel et bien, dans l’absolu, se multiplier les actions qui passent outre le droit. Dans Force de loi (1994), Jacques Derrida écrivait: «La fondation de tous les États advient dans une situation qu’on peut appeler révolutionnaire. Elle inaugure un nouveau droit, et elle le fait toujours dans la violence.» Le mot «violence» ayant ici toutes les acceptions, singulièrement celle de la «rupture» et des modes qui l’accompagnent pour y parvenir.

Déréalisation. En 2009, dans la revue Lignes, le regretté Daniel Bensaïd expliquait très clairement: «Le capitalisme pourrissant secrète de la violence et de la peur à haute dose. Il s’agit de faire en sorte que la colère l’emporte sur la peur et que la violence s’éclaire à nouveau d’un objectif politique, à la façon dont Sorel revendiquait une nécessaire violence de l’opprimé, mais une “violence éclairée par l’idée de grève générale”.» Et il ajoutait un élément primordial: «À condition d’être liée à un objectif politique.» Il aurait pu ajouter que le capitalisme globalisé, dont nous voyons désormais les effets à l’échelle mondiale, accélérerait l’urgence de ce questionnement pour l’«ici» et l’«ailleurs». L’interpellation du présent reste celle de violences effectives, émeutières, répressives, ou très concrètes quand s’abattent les agissements du libéralisme économique contemporain. Depuis trente ans de matraquages idéologiques, la fabrique d’une Révolution française sans violence exécutive, sans violence en contrecoup de la résistance à l’oppression, a fini par donner un sentiment étrange de déréalisation – alors que l’histoire de la Révolution ne se limite pas, fort heureusement, à l’analyse de la violence qui s’y déploya. Il serait profitable que la conscience historique de ce moment, comme un «risque» prévisible, habite ceux qui disposent de tous les leviers de violence de notre société inégalitaire, dont ils usent et abusent en les nommant «loi du marché», «libre-échange», «compétition», etc. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 26 novembre 2021.]