prends garde aux strophes qui s’allongent
comme aux femmes tondues
le meurtre ne dort pas où l’on pense
simplifier les choses n’avance pas leur poids
ni la clarté des syllabes
supplément et omissions
la haine de la poésie
partie du dispositif
vieux biscuit prétexte
trop dur pour tes dents
enfermée ici
à écrire des lignes que tu voudrais crues
brouillards de quelques miens poèmes
effet fantôme du jargon des oiseaux
ce matin le jardin
était couvert de brume
entrée de l’hiver
sortie de l’hiver
arme blanche à l’égard des vaincus
au printemps ça recommence
une langue c’est un tumulte
petite puissance de frappe sans effet
bouts de papier partout
comme sortis de ta peau
parfaitement inécrits
c’est pourtant ce que secrètement tu désires
une langue de voyou
avec du féminin en pagaille
sons et sentiments
en vue d’un démontage
tandis qu’ouvert sur tes genous
Mallarmé évoque page 736 une
« Adaptation du gaz aux lampes juives de Hollande »
amatrice de chambres
autant que de forêt triangulaire
ce froid aux pieds
vient d’une absence de chaussettes
*
la Dickinson bien loin devant tous
caracolant Hors Livre
N’en ayant peut-être jamais voulu
construisant autrement
la maison du poème
on a enduré le mépris des générations
petits ciseaux
un peu de fil
l’abeille est noire
la mouche bleue
les siècles de juin rejoignant
les siècles du mois d’août
la forme des mots
minuscules croix et tirets
les vents tiennent des forêts dans leurs pattes
couvrant les marges
entre les lignes
lectures alternatives
cousues au corps
petite main qui trace
recopie
strophes brisées ou liste de mots
une méthode compositionnelle
le papier est à lettres
feuilles disjointes
un vélin crème ligné de bleu
strophes uniques
semblables à des hymnes
espaces
entre les lettres entre les mots
la prose inséparable
un Cantique spectral
Missive au monde
décomposée
réduite
sa féroce ponctuation
une existence tout entière
on marche dessus
comme si c’était un chien
dans la maison d’un mort
l’activité du lendemain
la plus grave occupation
le sachant
l’ayant toujours sur
on y balaie le cœur
l’amour
bloc-partition
dont on n’a plus l’usage
puisque toujours et encore
nul somnifère n’apaise la dent
qui ronge l’âme
Liliane Giraudon, Polyphonie Penthésilée, romance, P.O.L., 2021, 144 p., 18€, pp. 68 et 72-74
sur le site de l’éditeur :
Polyphonie Penthésilée, par son titre, poursuit une démarche d’écriture originale où les femmes sont au centre des textes et de leur production comme de leur détournement. Les textes de Polyphonie Penthésilée font état de cette « forme de guerre » dans le travail d’écriture poétique. Les moments de paix sont vécus comme si la guerre était fatiguée et se reposait pour mieux rebondir dans la langue. Ce long poème, entre divagation ou scénario, est le fruit d’un braconnage dans la vie de tout le monde. On y rencontre des morts plus vivants que les vivants, un homme y mord un chien, une femme aboie, partout la peur avec une pratique de vies jetables alliée à l’énigmatique beauté du monde. Tout le poème tente de répondre à la question : « Que fait le poème par ces temps de malheur ? » Penthésilée, reine des amazones, y chevauche dans sa petite armure peinte et dans la polyphonie des voix emmêlées. Elle tente de soulever une autre question : celle de savoir ce que les femmes font à la poésie quand après des siècles d’effacement, d’accès interdit, ce vide, cette non-mémoire pesant sur elles, corps et langue, il leur faut s’affronter au poème. Comment affronter le caractère redoutable de la littérature institutionnalisée. Comment inventer dans la langue des stratégies de pillages, détournements, inventions, découpages.