Quelle résonance aurait la poésie hors de nos frontières sans un travail de traduction pour nous l’amener sur un plateau ? Le nom d’Isabelle Macor est désormais indissociable de la poésie polonaise tant ses productions déterminées et méticuleuses en la matière reflètent une pensée et une culture dont un des bénéfices est au moins la connaissance de l’autre par les voies différentes de celles du discours politique.
Ryszard Krynicki est né en 1943 dans un camp de travailleurs polonais en Autriche, alors annexée par l’Allemagne. Cette unité de temps et de lieu suffit à poser les conditions d’une existence peu ordinaire (doux euphémisme), comme en psychogenèse. Malgré les différentes sections aux titres évocateurs (nouveaux xénies (et élégies), poèmes de voyages, le givre, etc..) ainsi que les formes variables des poèmes, une constante surgit de cette écriture : l’évasion. Une évasion comme marque de naissance de l’auteur, autant dire : une évasion à vie, qui ne finira jamais qu’en tentative d’abord de soi-même, sur divers plans de l’existence. La poésie en tant que véhicule accroît les conditions acceptables du périple par des lieux et dates précis, des événements aux détails qui en font tout le sel. L’empreinte que laissent les voyages de Ryszard Krynicki comme éternel pérégrin est métaphysique, dans une quête de soi ardue (« Esprit de l’escalier ou bien réponse tardive à certaine question »). Le recueil est émaillé de nombre de références à des auteurs de poésie contemporains et romantiques (Brodsky, Hrabal, Celan, Pound, Kafka, Schiller, Goethe, Blake…), auxquels hommages sont rendus par filiation.
Ryszard Krynicki, de par son âge, se pose en observateur des signes des temps entre événements du passé et emballement de l’avenir comme une charnière dont il ne reste qu’à éprouver la solidité. Derrière ses doutes, la reconnaissance d’avoir vécu au travers des aléas terribles de la Seconde Guerre Mondiale et de la période noire du marxisme-Léninisme est animée d’une mélancolie qui commence dès l’enfance. Chez un enfant qui a conscience de son origine juive comme différence, chez qui cette causalité justifie l’apprentissage de la survie avant la vie par un père qui lui enseigne la douleur et comment s’en sortir. Et de là sa culture de « l’art de la fuite », son étude de « l’art de la mémoire et l’art de l’oubli ». Chez l’enfant qui survit dans l’homme, cette reconnaissance devient alors une légitimation qui s’ouvre (et souffre) forcément en paradoxe.
Les frontières mouvantes de ces régions d’Europe avec l’histoire ne sont pas étrangères au nomadisme intellectuel de l’auteur. Celui-ci donne sa valeur à la vie au travers des moindres petits détails prosaïques du quotidien en tant qu’invariants anthropologiques, comme remettant l’homme à nu. A côté, nombre de réflexions comme des paysages en éternelle recomposition se fondent sur la science (astrophysique), la littérature, la philosophie. Autrement dit, les disciplines formant le creuset pour la quête de la vérité du monde et partant de l’individu : « La Vérité / Qu’est-ce que la vérité ? Où a-t-elle son siège / Où a-t-elle son bureau / Son conseil d’administration ? » Rêve, au-delà, éternité, s’il faut les ranger comme parties intégrantes du réel, questionnent la création : « Combien de mondes encore et d’antimondes, / mondes apparents et mondes reflétés, / mondes nés d’une explosion et mondes engloutis, (…) ».
On notera également dans ses textes les plus courts (aphoristiques parfois), le regard amusé du poète, la dérision portée sur le comportement humain, jusqu’au propre sien, à partir d’une écriture de plus en plus blanche en accord avec un ton quasi neutre, contre la tragédie de l’existence aussi absconse que suceuse de la substantifique moelle. Ecriture blanche pour un humour assez noir de temps à autre : « "Plein gaz pour Jésus" / crie un journal jeté sur un banc. / Ça me rappelle quelque chose - / mais est-ce que ça vaut la peine de se rappeler ? »
La vie fractionne le réel à la manière d’un puzzle aux pièces dissemblables mais sur lequel ancrer ce qui vaut pour une éthique. Le poème offre cette alternative durant ce voyage cahoteux et chaotique : « Doux, innocents, les mots / douces, rondes, les phrases, / des douces virgules, / délicatement arrondies / suinte un venin / suave ». Nul doute que Ryszard Krynicki sache enfin ce qu’il y a à l’intérieur de la pierre.
Mazrim Ohrti
Ryszard Krynicki, La pierre, le givre, éditions Grèges, traduit du polonais par Isabelle Macor, 2021, 112 p., 18€
Sur le site de l’éditeur :
Le recueil intitulé La Pierre, Le Givre contient plusieurs cycles de poèmes écrits à différentes époques depuis les années 80 jusqu’aux années 2010. S’y trouvent trois cycles de poèmes autobiographiques en prose, des poèmes de voyages, et des traductions de poèmes de poètes auxquels Krynicki se réfère dans l’ensemble de son œuvre, Paul Celan, Hans Magnus Enzensberger, György Petri, Jürgen Fuchs. Ce recueil est un ouvrage qui s’ancre dans l’expérience intime personnelle du poète, accentuant la prise de distance par rapport au monde présent et pourtant témoignant d’une écoute accrue, extrêmement sensible, de notre réel, notamment en prêtant l’oreille aux mots nouveaux, à la transformation de la langue parlée par nos contemporains. Le poète y saisit aussi la brutalité, l’ordure, les affrontements, prend conscience que certaines expressions de son temps ne sont même pas traduisibles aujourd’hui, comme s’il appartenait à un autre monde tout en vivant ici et maintenant. Cette attention à la langue, à ce qu’elle révèle de nos failles, des béances du monde, est indissociable d’une valeur majeure accordée au silence.
Né le 28 juin 1943 dans le camp de travailleurs polonais de Wimberg, à Sankt Valentin, dans une Autriche alors annexée par l’Allemagne, Ryszard Krynicki grandit à Gorzów Wielkopolski et suit des études de lettres à l’Université Adam Mickiewicz de Poznań. Très jeune, il se heurte à la censure et participe à l’opposition démocratique. Entre 1968 et 1976, il est l’une des grandes figures de la Nouvelle Vague littéraire polonaise. De 1978 à 1981, il travaille pour la revue « Zapis », le premier magazine littéraire indépendant polonais. Il est l’auteur d’une quinzaine de recueils et de traductions de Paul Celan, Nelly Sachs, Bertolt Brecht. Il est traduit dans de nombreuses langues, notamment en allemand, anglais, suédois, tchèque, slovaque, hébreu. Son œuvre a été récompensée par des prix prestigieux tels le Prix de la Fondation Kościelski (1976), le Prix Robert Graves (1976), le Prix Friedrich-Gundolf pour son apport à la promotion de la culture allemande à l’étranger. En 2005, il a reçu la Médaille du Mérite culturel polonais Gloria Artis.