Cet article de l'écrivain béninois Habib Dakpogan a été publié sur Facebook, le soir de l'annonce du prix Goncourt 2021 attribué à Mohamed Mbougar Sarr. Je pense que les plus belles chroniques sur ce roman ont été écrites par des écrivains. Cette note vient de Cotonou. Bonne lecture...---Nous entrons dans un livre toujours sur la pointe des pieds, comme on passe un peu craintif la clôture d’une maison qui nous est inconnue, avec au ventre la peur d’un serpent, d’un fantôme, d’une agression ou simplement d’une peinture de mauvais goût. En somme, nous flairons une déception, car il n’y a pas pire sentiment d’avoir gâché sa vie, que le regret d’avoir lu le premier paragraphe d’un livre déplaisant. C’est qu’en réalité, pour ceux qui ont fait un minimum de lectures dans l’adolescence, les lieux communs un peu trop communs, les descriptions de seconde B où ce bon soleil éternel a toujours quelque chose à faire à l’aube avec le chant du coq, les thèses africanistes couteau devant, les anti-esclavagismes au passéisme à bout portant, et autres réflexions sévères soutirées à l’arrachée de la bouche pâteuse de quelques protagonistes de bar, sont tellement sources de migraines que par le jeu des contraires, se retrouver face à un livre qui vous sourit et vous parle, devient le motif banal d’un bonheur sans nom. Merci, Mohamed Mbougar Sarr.
Je connaissais déjà Mbougar Sarr pour avoir partagé le même panel que lui au pavillon Lettres d’Afrique à la Porte de Versailles en 2017, et le même espace de dédicace juste à côté, moi l’illustre inconnu (ayant traversé la difficile heure à signer strictement une seule et unique dédicace à une dame âgée forcément compatissante, puis à essuyer le sourire presque réprobateur des curieux venus croire de leurs yeux que les Africains venus d’Afrique existent vraiment et peuvent même écrire), et lui l’enfant prodige qui raflait toute l’attention par sa jeunesse, son regard éveillé perdu dans un mystérieux ailleurs, son authentique accent dakarois sans le moindre Choko parisien, et j’allais l’oublier, le dithyrambe qu’on faisait de son écriture. Il triomphait très calmement sur ses 25 ans avec je ne sais plus quel titre, De purs hommes ou Terre Ceinte, qui selon les modérateurs, méritait qu’on s’y attarde. Un afrocentrisme de circonstance m’avait sauvé d’une mort subite par dépit : j’ai fini à force de râler intérieurement, par me convaincre que ces prix français choisissaient de temps en temps un Noir traitre et lèche-bottes pour passer le message du bon nègre de service. J’ai espéré qu’à la fin de nos dédicaces nous puissions échanger nos livres avec les fausses félicitations qui allaient avec, comme aux rencontres de Cotonou. Mais j’ai dû me raviser en imaginant que ce singulier petit frère allait me répondre poliment : « on ne fait pas ça ici ». Donc je n’ai pas lu De purs hommes ni Terre Ceinte. Par vengeance.
Lorsque #LaRéus m’a envoyé La plus secrète mémoire des hommes dans le cadre de sa brillante émission littéraire Les lectures de Gangoueus, je me suis retrouvé, l’heure de l’emballement passée, saisi par cette réserve viscérale vis-à-vis des découvertes littéraires, car la probabilité pour qu’un bon auteur écrive un mauvais livre est beaucoup plus forte qu’on ne le pense. En effet je me suis toujours demandé ce qui empêchait un excellent auteur d’écrire un navet, ne serait-ce que par mauvaise foi ou simple caprice d’auteur. Donc fidèle à cette précaution nécessaire pour ne pas gâcher ma vie (j’ai dit plus haut qu’un mauvais paragraphe pouvait tuer), je suis entré dans ce pavé comme un voleur.
IL Y A DES LIVRES DONT IL FAUT SE MEFIER.
Mais voilà que je tombe dans un délicieux vertige, un traquenard sans fond où vous ne savez plus qui vous parle, ni comment ni pourquoi, mais vous êtes cerné et vous ne pouvez plus sortir – le voulez-vous vraiment ? Ça aussi, vous ne le savez pas. Vous épousez l’étrangeté de l’intrigue, si vous tenez à ce qu’il y en ait une, parce que l’auteur lui-même n’en fait pas un problème. La plus secrète mémoire des hommes n’est pas un roman, c’est un ovni : objet vibrant non identifié. Le premier choc dans les sillons de ce livre est celui de la langue, vivace, légère, sincère, épargnée de ces élans démonstratifs propres aux jeunes lettrés sans génie qui ont fait deux lectures dont ils ont gardé une dizaine de mots difficiles qu’ils tiennent à utiliser avant qu’il ne soit trop tard. Mais attention, ici la simplicité (toute vraie simplicité d’ailleurs) s’est tissée dans une élégance rare qui plaît, surtout quand l’auteur s’adonne à l’exercice dans lequel le héros excelle : chanter la littérature pour elle-même, pour le bonheur de l’avoir aimée. Il la célèbre avec passion et humour tout en marquant ses distances vis-à-vis des convenus, comme ici où il évoque cette espèce de solitude de l’écrivain livré à la solidarité factice de ses pseudo-lecteurs tapis dans l’hypocrisie de l’écran : « (…) Le livre fit un four (soixante-dix-neuf exemplaires écoulés les deux premiers mois, ceux que j’avais achetés de ma poche inclus). Mille cent quatre-vingt-deux personnes avaient pourtant liké le poste. Neuf cent dix-neuf avaient commenté. « Félicitations », « Fier », « Proud of you ! », « il sort quand ? » (j’avais pourtant indiqué la date de sortie dans le post), (…) » lit-on avec un large sourire très tôt en page 25 quand Diégane Faye raconte les exploits de son premier livre, un fiasco retentissant. Un coup, vous commencez à croire que vous comprenez ce qui vous arrive. Vous flairez ce type de livres où grâce à un héros-écrivain, l’auteur entreprend une déconstruction paresseuse, réfugié derrière le parcours psychologique pour fuir la vraie menuiserie de la création. Mais très vite, vous vous rendez à l’évidence qu’ici on est allé le plus loin possible dans l’ingénieuse supercherie en insérant la trouvaille d’une troisième pièce : l’écrivain disparu. Et vous glissez dans le gouffre des trois écrivains : l’auteur, le narrateur et l’énigme. Le premier, Mohamed Mbougar Sarr, fait parler le second, Diégane Faye qui recherche le troisième, TC Elimane. Et tout s’épaissit, au point d’en perdre la dimension 2. Vous vous retrouvez dans un monde si touchable que vous pensez pouvoir en savoir un peu plus sur chacun des personnages, si vivants, si colorés, en faisant Google ou Wikipedia. C’est là que vous rejoignez l’auteur dans sa folie : ce n’est pas une autobiographie, c’est bel et bien un roman, une fiction intégrale. Et c’est là que vous êtes ébahi devant le talent de ce jeune auteur. Un vrai créateur est celui qui sait vous faire douter du réel en vous installant dans des demi-mondes, pourquoi pas des mondes et demi, dont l’imaginé ne fait pourtant l’objet d’aucun doute. Bon, vous avez déjà perdu pied, assez rapidement du reste, dans une sorte de fractale, de noria, une descente aux abysses de la vie, donc de la mort, de la littérature, donc du néant.MAIS QUE DIRIEZ-VOUS SI L’ARME A LA TEMPE, ON VOUS ENJOIGNAIT DE RESUMER CE PAVE ?
« Je me suis dit qu’un monde où on pouvait encore débattre ainsi d’un livre jusque très tard, n’était pas si perdu, même si j’avais bien conscience de ce que les personnes discutant de littérature toute une soirée avaient quelque chose de profondément comique, vain, ridicule, peut-être même irresponsable ».Cette saillie en page 66 de La plus secrète mémoire des hommes résume assez bien l’ouvrage qui n’est en réalité qu’un livre de la littérature, dans lequel l’auteur use de nombreux prétextes pour célébrer l’esprit.
Mais allons-y. A l’occasion d’une relation d’un soir, qui a d’ailleurs foiré, avec une écrivaine d’âge mûr à forte poitrine objet de tous ses fantasmes, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais à la recherche de son chemin dans les lettres, voit pour la première fois Le labyrinthe de l’inhumain, livre à histoire écrit par un compatriote ayant disparu suite à des accusations de plagiat. Il se met à la trousse de cet écrivain mythique et croise d’autres écrivains, plus fous les uns que les autres, chacun portant la part d’humanité et de vanité qu’il s’évertue à laisser en héritage. C’est le début d’un périple spatiotemporel tumultueux sur des chemins qui s’assombrissent à mesure que des pistes s’ouvrent, et que les personnes ayant croisé Elimane se mettent à mourir à tour de rôle. C’est un dédale sans fin dans un univers fictionnel polyphonique, où des « je » différents prennent la parole presque sans avertir et racontent, un peu comme chez Boris Pasternak dans Docteur Jivago. Mais quoi ? La littérature, celle qu’on aime, celle qu’on perd, celle qu’on retrouve. Tout le problème se pose à Paris, centre névralgique des lettres africaines, univers polychrome où chaque auteur vient vendre sa diversité en prenant garde de ne pas perdre son unicité. Toute la question se résout à travers le monde, sur les traces des révolutions, dans les foyers de guerres, de tensions, enfin au Sénégal où le narrateur retrouve la paix et retient une leçon : il faut s’éloigner de la littérature.
UNE VOIX QUI VOUS PARLE, MAIS DE QUOI ?
Ce livre n’a pas d’histoire et tant mieux pour lui. Quand on se croit en pleine enquête policio-journalistique, à la recherche d’un mystérieux écrivain disparu, on se perd dans les méandres d’un hommage long, enjoué, dramatique de la littérature, son inutilité, son intemporalité, sa dangerosité, sa perniciosité, son lot d’amours, de mensonges, de trompe-l’œil, de désillusions, de précarités, mais aussi sa part de grandeur, de mise en lumière. La plus secrète mémoire des hommes est fait ainsi : une déroute de papier. Pendant que Diégane fait son voyage à travers l’espace-temps pour retrouver TC Elimane (Dieu seul sait pourquoi il veut faire ça) le lecteur est dans un autre voyage, intérieur celui-ci, à travers ses émotions. Tout est questionné : la condition du Noir qui écrit en France, les issues possibles du panafricanisme, l’histoire des peuples africains, les guerres et les révolutions, le 21è siècle en somme et ses avaries intellectuelles.Mais en définitive, La plus secrète mémoire des hommes, n’est-ce pas un autre labyrinthe de l’inhumain impossible à écrire ? D’ailleurs Musimbwa nous a mis en garde : « N’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre ». Au-delà de toutes la réflexion à laquelle il nous appelle, ce livre est une voix forte qui nous chante la vie, l’étrange et rafraichissante beauté des lettres.
Heureusement, Diégane met fin à ce vertige en faisant disparaître le dernier manuscrit de Elimane… Espérons qu’un pêcheur maudit ne découvre pas le mystère, faisant renaître la malédiction.
Habib Dakpogan un soir de Goncourt.