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Loin du Jura est le dernier ouvrage de Didier Henry, publié aux éditions Isolato (septembre 2021) sous une belle couverture avec rabats. Il fait suite aux deux récents recueils Instantanés et Continuo parus aux non moins belles éditions Faï Fioc. Dans ce nouveau recueil, alternativement en prose et en vers, on reconnaît le swing et la voix légèrement voilée du poète et du prosateur. Indifféremment, car ce poète un rien jazzy manie avec aisance la mesure longue ou brève, selon l'état de l'émotion. Une histoire de musique, pense-t-on aussitôt...et voilà qu'on sourit en se remémorant soudain que Didier Henry est aussi musicien. Musicien : pas seulement mélomane, musicologue averti, mais aussi interprète, jouant d'un instrument à long col, bec et anche -et souffle long. A la syncope, au phrasé souple, on reconnaît dans Loin du Jura cette maîtrise. Un beau titre emprunté à l'une des quatre parties du recueil, située au cœur du livre. L'ouvrage discrètement sous-titré en page intérieure " et autres paysages " est composé en une espèce de triptyque plus un : Mirabilia ; Loin du Jura ; Écrit en forêt puis Fugue d'automne/Ithaque (une lecture de Cape Cod de Henry David Thoreau).
Introduit par un vers de Georges Schéhadé (" Il y a des jardins qui n'ont plus de pays. ") Mirabilia offre des " paysages en clair-obscur, entre soleil et ombre, lumière et nuages... ", des paysages perdus, des compagnons parfois frustres, sans doute également perdus de vue, d'anciennes amitiés, verres pleins, et " cette désolation, ce vide " aux couleurs des saisons, oiseaux compris, écrits alternativement en vers et en prose en regardant, précise l'auteur, " les peintures, dessins, collages, gravures et photographies de Marie-Noëlle Gonthier, Bertrand Henry, Christiane Sintès et Patrick Taberna ". Outre un petit hymne vibrant sous les feuillages à la " Liberté ".
C'est après cette ouverture que Loin du Jura, principal ensemble du recueil, nous transporte à Salins où l'auteur a vécu naguère. Un livre de W.G. Sebald -Les Émigrants- évoquant au détour d'une page ces mêmes lieux, placés sous le signe de Nabokov, fera office de clé pour le poète :" Il peut sembler futile d'aimer un livre parce qu'au détour d'une page on retrouve des lieux où l'on a vécu, et s'il s'agit de lieux d'enfance c'est encore plus suspect. " Voilà la porte -le petit portail littéraire- par laquelle nous entrons dans la remémoration d'un temps d'enfance puis d'adolescence passé à Salins où le père vient d'être nommé. Évocation et retour sur place se succèdent, les années de primaire (classe de septième) puis de collège à Besançon. Nouvelle école, nouvelles têtes, nouvelle entrée dans un cercle local, " Parigot, tête de veau ", scènes ancestrales -et même montreur d'ours !-, pension à Besançon, heures de colle, liberté de ces heures, pions fatigués, cours de garçons dans les baraquements en préfabriqué, interne au " pénitencier ", et puis la communion solennelle, les filles, le cinéma qu'on va parfois voir avec le père, la jeune bonne embauchée pour les petits frères, les copains de classe, une journée aux sports d'hiver, les années de yé-yé bien français rattrapées, grâce à " l'électrophone " des jeudis après-midi, par les Beatles et les Stones, les Bee Gees, les Beach Boys, les qualités humaines de certains maîtres, les carnets à spirale... Société provinciale de notables, sédentarisée, lourdement hiérarchisée... où les nouveaux arrivants se sentent pour le moins à l'étroit. Tout un spectre de souvenirs des années 60 revisités avec doigté par l'écrivain qui se ressouvient, aidé (parfois contredit) par un retour sur les lieux, avec tout ce qu'un tel mouvement présente évidement de risque et de gauchissement en confrontant la mémoire aux lieux et ce qu'il en reste : " J'éprouve une tristesse bien plus poignante que si je ne reconnaissais rien " ; mais aussi : " j'en oublie, tout se mélange, je confonds cet appartement avec l'un des nombreux autres que nous habitâmes ".Une déambulation, non pas un inventaire méthodique, d'où surgit avec émotion l'évocation d'amis d'alors, celle de Thierry Bouchard, entre autres, avec qui plus tard Didier Henry publiera Bériasson.
Ecrit en forêt, troisième temps du recueil, s'essaie et s'entête à chercher les mots " comme les flèches " autour des Indiens d'Amazonie. Ce sont des articles de journaux qui mettent le feu, si j'ose dire, à cette lente évocation, introduite par une superbe litanie en forme d'incantation des noms de peuples amérindiens, d'ethnies et communautés issues de la forêt amazonienne, des noms parfois donnés par les premiers envahisseurs, dont la signification peut être péjorative ou insultante (sauvages, barbares), désignant ces indiens dits acculturés. Des poèmes et des proses mêlés de souvenirs et d'éblouissements, à chercher le lien avec le silencieux sourire " d'un Indien sans écriture " et, tout " en écoutant Don Cherry jouer/When will the blues leave/rêver ce lien lointain/au monde sauvage ". Et puis, comme à regret, " Essayer encore. Ces Indiens me hantent. "
A la faveur d'une lecture de Cape Cod de Henry David Thoreau, la dernière partie du recueil, Fugue d'automne/Ithaque, conduit le poète dans les " versants colorés de tous les tons de l'automne " et guide ses escapades dans la campagne environnante, mordorée. Une fugue, assurément, qui glisse d'une voix à l'autre, ravivant, à cette lecture, la pensée et une certaine mélancolie autour de " ce qui brille de ses derniers feux ".
Comme dans Instantanés et Continuo, les deux précédents recueils, la musique et la photographie -de l'instant et des lieux- sont omniprésentes dans Loin du Jura, à égale présence avec l'écriture dont elles semblent le possible substitut à tout moment, ou l'inverse : " Cette image, presque icône, douce et heureuse, quoiqu'avec un air de mélancolie, me fait regretter de ne pas prendre une photo. Je n'ai pas mon appareil. Je me dis que je l'écrirai. Voilà qui est fait... (Tout de même, je regrette la photo.) "
La photographie et la musique parfois réunies en un même texte, comme une oscillation par où la prose s'élance et se rétablit, trouve son accord : " Les châtaigniers à Saint-Jean. Il est un peu tard pour les photographier, cinq minutes après la disparition du soleil [...] ...toute la colline éclairée quelques instants encore de ces ors, ces ocres, jaunes, roux, sépias, gris-verts, où monte une dernière fois comme pour moi-même, pour rien -le vent se tait- en accord bien timbré (à la fois indistinct et précis) pianissimo, jaune d'or sur noir, l'harmonie de la châtaigneraie. " De la musique encore et toujours, au détour de chaque page (celle des oiseaux, de Don Cherry, des Indiens et des champs...) Celle que le poète et musicien joue à l'air libre :" Je joue dans ce pré. Le son est ouvert, aérien, solitaire. " Et cette autre déclaration d'amour sans réserve, du temps de la jeunesse : " Bien mieux que le sport, que les livres, que tout, la musique permet d'échapper à l'ennui abyssal qui saisit les adolescents. Oui, la musique creuse cet ennui. Elle le transforme en beauté. " Voilà qui est dit.
C'est donc cette partition -staccato, legato- que nous offre D.H., dans un entrelacs de séquences émues, nostalgiques, goguenardes ou ironiques. Un aller-retour délicat et salvateur à la fois. Avec ce détachement du regard et ces façons, comme dirait Verlaine, " D'être présents bien qu'exilés/Encore que loin en allés " (Romances sans paroles). Une manière légèrement désabusée et décalée de restituer (" On a l'impression de ne pas être là vraiment... "), de rôder dans ses propres lieux de mémoire. Parmi les voix qu'on évoquerait en lisant Didier Henry, comme on cherche un fil littéraire fortuit ou ténu -sans doute en vain : qui sait quoi sur ces affaires ?-, on entendrait parfois quelques notes de Henri Calet - entre autres, de loin, comme un écho. Calet : " On finira par se fourvoyer dans son propre quartier comme dans ses souvenirs. " (Le tout sur le tout). Entre nostalgie et repérage attendri de sa propre histoire ? Peut-être, mais avec ce goût salutaire pour passer outre, quitter les simples retrouvailles avec le passé par une évocation et une révocation tout à la fois des lieux rappelés : " Je suis bien aise que les choses disparaissent. " ou, plus radical, " Foutre le camp ! Loin du Jura. De l'enfance. De tout. " Du coup le " parc d'hiver ", devient sous l'œil et la plume de D. Henry " parc d'hier ", et cette énième déconvenue " propice aux désillusions salutaires. "
Voilà de quoi se sentir proche de Loin du Jura, un si beau voyage en solo et en amitiés, tout en nuances sonores.
Étienne Faure
Didier Henry, Loin du Jura, Ed. Isolato, 2021, 102 p.,18 €