Symboles. «République! République! République!», entend-on du matin au soir, et même les nuits d’insomnie. Curieux, n’est-ce pas, ce sentiment plus ou moins douloureux de ne plus savoir à quelle République se vouer, selon qui prononce son nom même, ce qu’on y accole en tant que définition d’un tertre trop souvent piétiné? Qui parle, en vérité, et qui ose en convoquer le sens exact, lorsque le langage échappe à toute mesure et cache mal les réelles intentions? «Le mot République a-t-il d’ailleurs un sens en français», demandait l’historien Claude Nicolet en ouverture de l’Idée républicaine en France (Gallimard, 1982), livre qui perturbe encore la mémoire du bloc-noteur. «La République est multiple et avance masquée», expliquait alors le spécialiste de la Rome antique, arguant du fait qu’elle n’est pas seulement un système institutionnel et une succession de régimes très divers, mais aussi «un ensemble de références et de pratiques culturelles d’une richesse telle qu’un dictionnaire ne puisse en épuiser le sens». Le sens, toujours le sens. Car, oui, l’usage veut que le mot République ne se limite pas à son acception juridique et politique, mais qu’il recouvre un ensemble complexe de valeurs et de symboles. Chacun les siens, pourrait-on dire. Mais existe-t-il de puissants dénominateurs communs, au moins capables de rassembler ce qui est épars dans un «tout» conforme à tous? Ou fut-ce, depuis la Révolution et tant et tant de régimes successifs, une tâche quasiment impossible qui laisse une trace ici-et-maintenant?
Source. Poser la question est déjà y répondre. D’autant que l’histoire en question ne saurait être le seul exercice d’une science du passé, mais bien un examen consciencieux du présent avec l’épaisseur du temps. République ne se décline pas avec force épithètes et attributs par hasard. De la «République opportuniste» à la «République radicale et anticléricale», de la «République monarchique» à la «République impériale», de la République des camarades, de Robert de Jouvenel (1914), à la République des professeurs, d’Albert Thibaudet (1927), de la République des comités (1934) à la République des ducs (1937), de Daniel Halévy, de la République des instituteurs, de Jacques et Mona Ozouf (1992), à la République des hommes d’affaires, de Jean Garrigues (1997), sans oublier notre chère Révolution et République, de Michel Vovelle (1987), qu’est-ce que la République et quelle est donc l’idée républicaine en France, puisque tout le monde s’y réfère et la récupère allègrement sans puiser à la même source et sans forcément la conduire au même fleuve?
Spectres. Nous le savons cruellement. Il y a un monde entre une «vision» conservatrice de la République (monarchie républicaine ou monarchie impériale) et une «vision» postrévolutionnaire (République laïque et sociale). Se déclarer «républicain» n’est pas un blanc-seing. Quand un Zemmour-le-voilà affirme la main sur le cœur «je suis un vrai républicain», mais qu’il évoque de façon obsessionnelle Vichy et l’histoire de l’Occupation, il envoie un autre message à toute la France rance et revancharde: l’État français et l’effondrement de la République (justement) en 1940-1944 ne sont pas une période honteuse de notre histoire. À quoi procède-t-il? À une tentative de normaliser le pétainisme pour masquer et banaliser son véritable projet, qu’il n’est évidemment pas le seul à porter: mettre à bas non seulement la Ve République (malgré ses références permanentes à de Gaulle), mais la République tout court! L’histoire nous renseigne: ainsi le vote du Parlement qui, le 10 juillet 1940, par 569 voix contre 80, confiait à Pétain le pouvoir de donner au pays une nouvelle loi fondamentale, des «actes constitutionnels» abolissant la République et ouvrant la voie au pire. Quatre-vingts ans plus tard, les spectres rôdent. Au moins Jaurès nous mettra d’accord: «La République doit être laïque et sociale, mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale.» Le vieux rêve du grand homme reste à réaliser pleinement…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 19 novembre 2021.]