(Lettre à) Pierre Vinclair, à propos de "Vie du poème", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Cher Pierre Vinclair,
J'ai particulièrement goûté, à la lecture de Vie du poème, dans la vita de (votre) poème telle que vous en faites la biographie, y entendre non seulement une voix d'écriture, un grain de voix, mais et surtout, une pulsation : celle d'un cœur qui bat ; du cœur qui bat derrière le poème ; le cœur d'un humain qui ne sépare pas l'écriture de la vie, qui le fait avec une naïveté maîtrisée, sans sentimentalisme exacerbé, avec une savance des plus sensibles, et une simplicité savante. Si au figuré un cœur bat, il bat dans la langue, et ce figuré est si palpable que vous êtes à la quasi fusion du sens figuré et du sens propre. C'est le grain de la voix qui prend corps. En esquissant le fil de vie qui est derrière le poème (son enfance, son adolescence, sa maturité, qui sont aussi bien les vôtres), nous nous trouvons, lecteur, à la croisée de la biographie et de l'autobiographie d'un autre, du poème autrement dit, mais du poème qui est toute votre vie ; vous rendez sensiblement vivants l'idée et l'acte de créer un poème. Le poème n'est certes pas un organisme vivant, c'est du vivant plaqué sur de l'abstrait qui rend vivant ; il y a un mécanisme des plus complexes en branle qui agite cet objet qui semble fixe, immobile ; actionné, pour ce qui vous concerne, par un être humain affublé d'une pensée vaste du réel qui le travaille énergiquement. Vous dessinez finement cela, le lien entre le vécu du poète et le poème vécu. On mesure, vous lisant là, combien votre cours de vie influe sur le rythme du poème, non pas à corps perdu, mais avec esprit de corps.
J'ai beaucoup pensé à Rilke en vous lisant, à ses fameux mots dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge :
" Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d'hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s'ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l'on voyait longtemps approcher [...]. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d'amour, dont aucune ne ressemblait à l'autre, de cris de femmes hurlant en mal d'enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. [...]. Et il ne suffit même pas d'avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n'est que lorsqu'ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu'ils n'ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n'est qu'alors qu'il peut arriver qu'en une heure très rare, du milieu d'eux, se lève le premier mot d'un vers. "
Si votre livre est l'œuvre d'un poète intellectuel, assavoir d'un qui a une réflexion sur son travail, une connaissance précise de la conduite à mener, un projet d'écriture, et une réflexion de la poésie œuvrant au-delà de son propre travail, presque visionnaire, il n'est pas intellectuel purement. Je n'ai pas eu l'impression d'entrer dans la manufacture cérébrale du poème, dirigée par un technicien bardé de diplômes universitaires devenu ingénieur du sens, vous lisant, mais dans un corps pensif. Un corps mouvant, qui balaie d'une pensée vaste le monde, le parcourt, vous êtes un grand voyageur pas seulement physique, mais mental, et ce grand arpentage que vous effectuez génère un mouvement qui participe de ce sentiment du vivant par quoi j'ouvre cette lettre. Un corps pensif en perpétuel interrogement du poème, de la place du poème dans le réel, autrement dit, selon moi, un corps qui interroge sa légitimité d'être. Vie de poème atteste de la part éminemment ontologique de votre œuvre. J'ai beaucoup pensé à un grand livre trop méconnu, à la lecture de votre Vie, au Travail du poème, d'Ivar Ch'Vavar. Ce qui paraîtrait paradoxal à dire comme ça, au lu de ce que je viens d'écrire, mais, et c'est de cette manière que j'entendis le titre du livre du poète picard, " travail du poème " dans le sens de l'inquiétude psychologique, de la pensée constante qu'on peut avoir au poème, qui vous travaille, et cette sorte d'action du poème sur l'esprit (le poème devenant par ce fait actif), parce qu'il est toujours à l'esprit, cette sorte de travail non pas de sape, mais de construction, de l'Être.
Chez vous, le corps pense ; l'esprit marche. Il y a une sorte de circulation vase-communicante constante et infatigable dans le corps-esprit vôtre. On sent bien que vous défendez l'idée que le poème, ça se pense constamment, ce n'est nullement inné, qu'il faut l'aller querre, en marchant, en pensant. Il y a eu le " renard-esprit "1, il y a le poème-esprit, " quelque chose est là, qui respire ". Vous faites l'éloge du carnet, dont vous faite usage pour noter le vrac venant, comme le font les marcheurs, lequel objet devient métaphore de l'esprit ouvert au recueil des données brutes du réel.
Vous transportez dans votre havresac de marcheur une immense bibliothèque. Vous contenez une multitude, comme Whitman, comme Ko Un, une multitude d'êtres humains, mais aussi, donc, d'écrivains, qui sont des êtres humains. J'ai pensé à Charles Olson, vous lisant, à son principe projectif, pas à propos de votre vers précisément, mais de votre œuvre en général, de votre livre en particulier, à ce " transfert continuel d'énergie ", dont parle le poète américain :
" Un poème est de l'énergie transférée de là où le poète l'a trouvée (il a pu avoir de multiples déterminations), par le moyen du poème lui-même, vers, d'un bout à l'autre, le lecteur. Bien. Et donc le poème lui-même doit, en tous points, être une construction à haute teneur d'énergie et, en tous points, une décharge d'énergie. D'où ceci : comment le poète va-t-il réaliser pleinement cette énergie, comment va-t-il faire, quel est le processus par lequel le poète pénètre, en tous points, une énergie au moins équivalente à l'énergie qui l'a propulsé en premier lieu, mais une énergie qui est propre à la seule poésie et sera, à l'évidence, différente aussi de l'énergie que le lecteur, parce qu'il est situé en troisième terme, en retirera ? "2 ; je remplacerais " poème " par " œuvre ", l'entendant au sens de fabrique en cours, de fabrique continuellement pensée, respirée (" travail du poème ", on y revient) ; un transfert du dehors (vécu : choses vues et entendues) vers le dedans. C'est ainsi que je vis votre œuvre à sa lecture, c'est ainsi que je reçois cette autobiographie d'un autre : un formidable transfert d'énergie.
Avec ma gratitude pour cette énergie transmise,
Jean-Pascal Dubost

1 Je fais référence au poème de Ted Hughes, " The Thought Fox " (in The Hawk in the rain, Faber, 1957, traduit par Valérie Rouzeau in Ted Hughes, Poèmes, Gallimard, 2009)
2 Traduction d'Auxeméry
Pierre Vinclair, Vie du poème, Labor & Fides, 2021, 192 p., 17€