" Le sentiment de honte est la manifestation intime du fonctionnement du monde social, de ses hiérarchies. Ce n'est pas un choix, mais un sentiment qui s'impose à vous. La honte fait partie de moi depuis toujours, elle est un des matériaux constitutifs de mon être. Lorsque j'étais enfant et que j'allais chez le médecin avec ma mère, nous avions honte de ne pas parler aussi bien que lui, honte de nos corps qui disaient notre appartenance aux classes populaires.
Adolescent, j'ai eu honte de ma mère, j'ai essayé de la cacher, de m'inventer d'autres parents. Lorsque ma honte se rappelle à moi aujourd'hui, je ressens une forme d'effondrement intérieur. L'écriture a été une manière de la transformer, de la retourner : j'écris pour faire honte aux dominants, à ce qu'ils font aux classes populaires, et surtout à ce qu'ils ne font pas contre cette violence du monde qui n'arrête pas de se reproduire...
C'est plutôt que, selon l'angle par lequel on saisit la réalité, la description n'est pas la même. Si je décris mon père de la façon dont je me suis attaché à le faire dans (2018), il apparaîtra comme la victime d'un système d'oppression capitaliste, quelqu'un qui s'est détruit la santé à l'usine, puis qui a perdu ses aides sociales et l'accès aux médicaments. Mais dans Qui a tué mon pèreCombats et métamorphoses d'une femme (2021), il apparaîtra comme le bourreau qui disait à ma mère de rester à la maison, de s'occuper des enfants et de se taire. Selon la façon dont je l'envisage, il est comme une autre personne.
C'est la même chose pour mon enfance : j'ai pu être à la fois le gamin victimisé que je décris dans Pour en finir avec Eddy Bellegueule et l'adolescent qui a produit de la violence sur ses parents que je raconte aujourd'hui. Il s'agit de la coexistence de plusieurs réalités objectives et indiscutables : la douleur du corps d'un ouvrier après le travail, la domination masculine qui tue presque une femme par jour en France, les humiliations subies par un enfant qu'on traite de " pédé " dans la cour de l'école. J'essaye de restituer ça dans la littérature.
Même si ces éléments d'objectivité produisent quelque chose de dérangeant, d'inconfortable, d'insupportable même parfois...
Édouard Louis : extrait d'un entretien pour le magazine Télérama n°3740, du 15.09.2021.
" L'enjeu et la difficulté, c'est de bien distinguer la honte qui fait qu'on s'accepte mal et qu'on en souffre et celle qui fait qu'on ne parvient pas à être totalement satisfait du monde. Celle-ci est transformatrice. Elle est aussi une capacité à se retenir, au bord de la facilité, de la vulgarité, de la lâcheté. Gilles Deleuze soutient que la philosophie n'a qu'une fonction : faire honte à la bêtise. Il le dit dans l'entrée " Résistance " de son Abécédaire... Le génie de la philosophie, depuis Socrate, c'est que son " faire honte " ne s'adresse pas à l'ignorance, comme dans l'institution scolaire, mais au savoir, récité et arrogant. " Sais-tu vraiment ce qu'est la politique pour en parler avec tant d'assurance ? ", demande Socrate à Alcibiade. Et ses interlocuteurs de prendre conscience qu'ils parlent en automates, sans réfléchir..."
: extrait d'un entretien pour le magazine Télérama n°3740, du 15.09.2021.