On voit d'abord mourir ses grands-parents, puis ses parents. Puis, à mesure que l'on vieillit, ce sont des amis qui subitement nous quittent ; ou des écrivains que l'on aimait et qu'on lisait déjà dans sa prime jeunesse (je pense ici à Franck Venaille). C'est dans le dossier sur Pierre Lartigue d'un numéro de la revue Europe (1) que j'ai noté (cité par Claude Adelen) ce propos de Vincenzo Cardarelli : D'être tous les branches et les feuilles d'un même tronc, nous nous en apercevons trop tard, lorsque l'arbre commence à se dépouiller. Alors la mort d'un de nos contemporains nous touche d'assez près, résonne à nos oreilles comme un avertissement funèbre, et il n'est plus possible de méconnaître, ni de trahir le lien qui nous attachait à cet homme. On a beau faire le fort devant la mort d'un ami et compagnon de jeunesse, ce vide-là ne se comble pas. Cette brèche minime met en question et en péril tout le mur. Et voici qu'une autre pierre est tombée, et une autre encore. Petit à petit, nous autres, hommes d'une certaine génération, nous ne sommes plus qu'un édifice en ruine.
Que l'on remarque le glissement qui s'opère dans la comparaison (on passe de l'arbre au mur) n'enlève rien à la profondeur du propos de Cardarelli. Roger Munier le dit très simplement dans Requiem (2) : Au moment de la mort, la vie n'est plus que ce qu'elle est: de peu de poids. Puis il termine ce recueil de notes par celle-ci : Les racines sont l'arbre à l'envers dans la nuit. Ne pourrait-on pas y voir l'image d'une relation entre les morts et les vivants ? C'est invisible à l'œil nu, c'est comme une sève qui circule dans le bois dont nous sommes faits. La lecture du passage de Vincenzo Cardarelli m'avait fait rouvrir un merveilleux ouvrage de Jean Roudaut (3), lu au moment de sa parution, et parfois repris depuis. Il y a des écrivains bien trop discrets, et qui mériteraient une tout autre audience ! Ou c'est la presse (littéraire entre autres) qui est trop discrète, au point de les ignorer. Le propos de Jean Roudaut est sans doute un peu différent de celui de Cardarelli, mais pour moi c'est bien une correspondance : Ce qu'il y a en nous, et que nous tenons illusoirement pour nous, ce sont des voix. Les vivants sont les urnes des morts. Nos paroles sont pleines de leurs murmures. Un jour, par distraction, les vivants n'entendent plus parler les morts en eux, et les tuent ainsi allègrement une nouvelle fois, plus efficacement encore que la première. Mais ils ne savent pas que c'est eux-mêmes qu'ainsi ils mettent en ruine. Dans Pour ne pas oublier (4), Alain Lévêque se souvient de la position de Baudelaire : Que Baudelaire parle des morts avec tant de compassion et qu'il soit saisi d'un tel remords en pensant aux manquements des vivants à leur égard, à commencer par les siens propres, voici qui repousse, sinon efface, la rupture entre la mort et la vie et qui donne au sentiment d'exister l'envergure d'un présent intérieur.
Jacques Lèbre, Le poète est sous l’escalier, promenades à travers des correspondances, éditions Corti, coll. En lisant, en écrivant, 2021, 98 p., 16€pp. 49-51
1. Europe n° 1063-1064, novembre-décembre 2017.
2. Roger Munier, Requiem, Éditions Arfuyen, 1989.
3. Jean Roudaut, Dans le temps, Editions Théodore Balmoral, 1999 : Éditions Fario, 2016.
4. Alain Levêque, Pour ne pas oublier, Carnets 1988-2002, Éditions La Bibliothèque, 2014.