La Mort dans le Dos (Frau Welt)

Publié le 16 novembre 2021 par Albrecht

La figure germanique de Frau Welt (La Femme-Monde) est à la source d’une série de surprenantes représentations recto-verso d’une belle femme et de son antithèse.

Le Prince fétide

On trouve couramment dans l’Art roman une femme allaitant des serpents ou des crapauds, figure habituelle de la Luxure. Une iconographie nouvelle, dans laquelle les bêtes hideuses sont cachées dans le dos d’un Prince, va apparaître dans les pays germaniques, à la fin du 13ème siècle.

Le Prince et le Monde

Le prince de ce monde et les vierges folles
Vers 1275, portail latéral sud, Cathédrale de Strasbourg

Le Tentateur, en costume à la mode, avec une couronne de roses, présente en souriant une pomme à la Vierge folle qui se trouve à côté de lui. Mais à son recto avenant s’oppose un verso répugnant : son dos nu est mordu par des serpents et des crapauds.

La figure diabolique et la première des Vierges folles forment un couple qui imite celui d’Adam et Eve. Comme le remarque Manfred Kern [1], le fait que le mot Welt soit féminin en allemand fait que ce couple peut être lu comme « le Prince » et « le Monde ».

Dans la Parabole de Matthieu 25:1-13, dix vierges attendent l’Epoux : cinq Vierges Sages ont préparé leur lampe, cinq Vierges  Folles n’ont pas pensé à l’huile. L’Epoux arrive pendant que les Folles ont été en acheter, et leur ferme la porte au nez.

Tympan de la porte Saint Gall, fin 12ème, Cathédrale de Bâle

La plupart des portails romans (Bâle) ou gothiques (Amiens, Notre Dame de Paris) répartissent les dix Vierges symétriquement de part et d’autre du Christ.


Le portail de Strasbourg suit un schéma plus complexe :

Portail latéral sud, Cathédrale de Strasbourg

La partie droite montre le Christ en tête du cortège des cinq Vierges Sages, toutes tenant de la main droite leur lampe tournée vers le haut et de la main gauche une banderole déroulée, représentant leur obéissance à la Loi.

Par symétrie, la partie gauche nécessitait d’introduire un homme, en qui il est tentant de reconnaître Satan : notons qu’il n’est pas placé en concurrence avec le Christ, mais au centre des Vierges Folles, dont quatre tiennent leur lampe vers le bas et un rouleau fermé dans l’autre main.



Une lecture plus fine montre une symétrie interne côté Folie :

  • deux Vierges Folles tiennent leur lampe de la main droite ;
  • le prince offre la pomme à une Vierge Folle exceptionnelle, souriante d’avoir été choisie et faisant de la main gauche posée sur sa poitrine le signe de l’acceptation ; pour libérer sa main droite, elle a posé sa lampe à ses pieds ;
  • deux Vierges Folles tiennent leur lampe de la main gauche.

Pour Manfred Kern , le jeune homme bien habillé ne représenterait pas Satan le Séducteur, le « princeps mundi », mais plutôt le « filius mundi », le jeune homme qui succombe aux séductions du Monde : les bêtes répugnantes dans son dos ne sont pas le signe de sa duplicité envers les autres, mais plutôt de l’inconscience de sa propre putréfaction.

Le Prince et la Vérité du Monde (SCOOP !)

Le Prince de ce monde et la Luxure
Vers 1310, Côté Nord du vestibule, Cathédrale de Fribourg

Le Prince au dos hideux, toujours couronné de roses, présente cette fois une fleur, en tenant ses gants de la main gauche. A droite se trouve une femme nue qui retient par les deux pattes une peau de bouc, attribut habituel de la Luxure. Plus à droite un ange porte sur sa banderole « Ne intretis » – n’entrez pas (dans le péché).


Vu de face, il est évident que les deux figures, à la différence du portail de Strasbourg, n’interagissent pas : l’avertissement de l’Ange au spectateur concerne aussi bien le Séducteur offrant sa fleur que la Femme offrant son corps.

Et les mains symétriques des deux protagonistes founissent un enseignement précis :

  • la main gauche affirme l’équivalence entre gant et peau de bouc : ce qui semble raffiné est grossier ;
  • la main droite en assène une seconde : ce qui est parfumé pue.

En ce sens, une lecture savante des deux figures est possible :

  • le « Prince » représente la Fausseté du Monde, pourri sous des apparences souriantes ;
  • et la « Femme nue » n’est pas ici la Luxure, mais la Vérité.

Le Prince du Monde,
Vers 1310, anciennement placée près du portail Nord, Eglise Saint Sebald, Nuremberg

Cette statue isolée, longtemps vue comme féminine, est plutôt considérée comme une autre représentation du « Prince du Monde », montrant  sa face avenante au passant puis lui révélant sa monstuosité.


Frau Welt

La Femme fétide

L’idée que la Beauté cache l’Horreur était , dans les sources littéraires antérieures, plutôt illustrée par la Femme. Ainsi, on lit dans les Vies des Pères, l’histoire d’un jeune homme qui vivait dans le désert avec son père. Ne pouvant plus lutter contre les « concupiscences charnelles », il demande à revenir vers le monde. Son père lui conseille de commencer par aller jeûner et prier dans le désert.

Et comme il y avait passé vingt jours, il vit venir à lui une oeuvre du diable : devant lui se tenait une femme de type éthiopien, puante et hideuse d’aspect, tellement qu’il ne put supporter sa puanteur et la repoussa. Elle lui dit alors : Je suis celle qui apparaît pleine de douceur dans le coeur de l’homme, mais grâce à ton obéissance et à ton travail, Dieu ne m’a pas permis de te séduire, mais de te faire connaître ma puanteur. »

Et cum ibi diebus viginti quiesceret, ecce vidit opus quoddam diabolicum venire super se; et stetit coram ipso velut mulier Aethiopissa, fetida et turpis aspectu, ita ut fetorem ejus sufferre non posset, et abjiciebat eam a se. Et illa dicebat ei: Ego sum quae in cordibus hominum dulcis appareo, sed propter obedientiam tuam, et laborem quem sustines, non me permisit Deus seducere te, sed innotui tibi fetorem meum.

Vitae patrum, Verna seniorum, PL 73, 879B


Le Siècle fétide

Le même type de moralité se retrouve dans la Gesta Romanorum, une compilation de la fin du XIIIème siècle [2], mais avec une nette amélioration scénaristique. Il s’agit cette fois d’un chevalier, qui préférait aimer le Siècle plutôt que Dieu. Un jour une femme magnifique vient à lui :

« Je suis ce Siècle que tu as tant aimé, et qui te semblait beau et doux » dit-elle. « Regarde-moi par derrière« . Et comme il regardait, elle lui apparut pleine de vers hideux et puante comme un cadavre. Et elle dit au chevalier : ainsi que tu m’as vue, par devant épousable et par derrière méprisable, ainsi sera pour toi le Siècle, rude, puant et amer, que Dieu t’interdit de suivre. Ainsi éclairé, le chevalier renonça au Siècle. »

Ego sum seculum quod tantum diligis et quod tibi videtur eciam pulchrum et dulce, et dixit: Respice me a tergo. Cum vidisset apparuit turpissima vermibus plena et fetens ut cadaver, et dixit militi: sicud vidisti me sponsam de coram facie et a tergo despectam, sic erit tibi seculum horridum fetidum et amarum, qui te non deum sequi permittit. Hec miles cognoscens seculo renunciavit.


Frau Welt : une invention de Konrad von Würzburg

Vers 1260, Konrad von Würzburg développe la même idée de la Femme au dos hideux, dans son poème Le Salaire du Monde (Der Welt Lohn). Le chevalier Wirent von Gravenberg, un amoureux de la Femme idéale, la voit un jour lui apparaître, et lui révéler son nom :

« Moi, on m’appelle le Monde.
Toi qui écoutes depuis si longtemps,
Tu mérites de recevoir ton salaire
Comme je vais te le montrer :
Approche-toi et regarde. »

Alors elle lui tourna le dos
Qui était entièrement couvert
De serpents hideux suspendus,
De crapauds et de vipères.
Son corps était plein de feuilles,
Et ne montrait que des bosses  ;
Mouches et fourmis
Par myruade siégeaient à l’intérieur ;
Les asticots avaient mangé
Sa chair Jusqu’à l’os ;
Elle était tellement impure.
Qu’un odeur terrible
Emanait de son corps, si puissante.
Que nul ne pouvait la supporter.
Sa robe en soie riche et brillante,
Perdit toute beauté et pâlit ;
Sa couleur était celle des cendres.

diu Werlt bin geheizen ich,
der dû nu lange hâst gegert.
lônes solt du sîn gewert
von mir als ich dir zeige nû.
hie kum ich dir, daz schouwe dû.»

Sus kêrtes im den rucke dar:
der was in allen enden gar
bestecket und behangen
mit würmen und mit slangen,
mit kroten und mit nâtern;
ir lîp was voller blâtern
nd ungefüeger eizen,
fliegen unde âmeizen
ein wunder drinne sâzen,
ir fleisch die maden âzen
unz ûf daz gebeine.
si was sô gar unreine
daz von ir brœden lîbe dranc
ein alsô egeslicher stanc
den niemen kunde erlîden.
ir rîchez cleit von sîden
vil übel wart gehandelt:
ez wart aldâ verwandelt
in ein vil swachez tüechelîn;
ir liehter wünneclicher schîn
wart vil jæmerlich gevar,
bleich alsam ein asche gar.

Frau Welt
Après 1298, portail Sud de la Cathédrale de Worms

C’est bien la « Frau Welt » du poète bâlois qui est ici représentée, puisqu’on voit le Chevalier accroupi à ses pieds.

Dos à dos avec la Mort

La Renaissance va remettre au goût du jour l’effet de surprise de Frau Welt, mais en disjoignant le recto et le verso en deux figures accolées.

Vanité
Michel Erhart, Jörg Syrlin l’Ancien, 1470-1480, Ulm. Kunsthistorisches Museum, Vienne (46.5 cm)

Un jeune homme se trouve dos à dos avec une belle jeune femme, et la même vieille et proche de la mort. Le geste pudique de la jeune contraste avec la nudité crue de la vieille, squelettique, varriqueuse, édentée et à moitié chauve.

Primitivement, la statue était contenue dans une boîte en forme de tour, ne laissant voir qu’une seule face à la fois. A partir du jeune garçon, la rotation pouvait donc créer :

  • alternativement, un effet d’admiration ou de déception ;
  • successivement, un effet de vanité.

Pour deux exemples de statuettes bifaces de la Renaissance, mettant dos à dos une femme nue et un squelette, voir Plus que nu.

Dos à dos avec la Mort

Cette formule biface cultive l’effet de surprise

L’Orgueil et la Mort
Ecole de Conrad Meit, vers 1525, buis, Harvard Art Museums

La belle femme n’a plus qu’un voile à laisser tomber… mais c’est la Mort qui révèle l’effrayante vacuité de ses cuisses. Le miroir, l’opposé du rétroviseur de la Prudence, joue ici un rôle déceptif : la fille n’a d’yeux que pour elle-même, au lieu de prendre garde à celle qui se cache dans son dos.

La Vie et la Mort dos à dos
Musée national de la Renaissance, château d’Ecouen, (c) RMN, photo Stéphane Maréchalle

Cette paire de bois peints est pratiquement identique, sinon que la Vie tient une torche allumée à place du miroir de la Vanité ; la Mort nous montre probablement ce qui manque à la Mort du Harvard Art Museums : une pelle et un sablier.


Il y a sans doute un jeu d’analogies entre les instruments tenus par la main droite et la main gauche :

  • à la torche tournée vers le haut pour éclairer s’oppose la pelle tournée vers le bas pour recouvrir ;
  • au moment du dernier voile à enlever s’oppose le sablier du dernier instant.

Si l’on admet que la Mort de Harvard avait les mêmes attributs, la correspondance s’établit plutôt dos à dos :

  • miroir et sablier sont deux instruments qui révèlent le passage du Temps ;
  • la robe dévoile la chair, la pelle la recouvre définitivement.



Ivoire attribué à Chicart Bailly, vers 1525, Bode Museum, Staatliche Museen zu Berlin

Ici l’effet est inverse : l’impudeur est du côté de la fille, qui soulève sa robe et pointe de l’index son sexe nu, tandis que la Mort tente de cacher ses vides et ses bêtes immondes.

Les deux scènes du socle complètent l’allégorie :

  • sous la fille, un fou (sa marotte a perdu sa poupée) entre un lion triste (toute noblesse perdue) et un singe enchaîné mangeant une pomme (esclave de ses instincts)
  • sous la Mort, un jeune guerrier tente vainement de combattre cet adversaire, entre un dogue sans chaîne (la fidélité impuissante) et un diable.



Les deux corps sont en miroir : à la fleur fugace que l’une tient de la main gauche s’oppose le parchemin durable que l’autre tient dans sa main droite. Tandis que sur le socle le compagnon fidèle (chien ou lion) tourne le dos à son double négatif ( singe ou diable).


Les périls des licencieux (Calamitas Amatorum),
illustration Sébastien Brandt, La nef des Fous édité par Geoffroy de Marbet, Paris, 1498, fol 24r

Le vocabulaire graphique est très proche de celui de cette Vénus, cachant derrière elle la Mort, qui tient en laisse deux fous et une moine (dont la coiffe de fou vient de tomber), entourée par ses compagnons favoris: l’âne (la bêtise), le singe (le désir insatiable) et un Cupidon aveuglé. Cependant le message est sensiblement différent : ici la Mort derrière Vénus apparaît comme son auxiliaire, alors que dos à dos avec la Femme nue elle est à la fois son antagoniste (Vie /Mort) et son destin.

Un cercle vicieux (SCOOP !)

Piédestal en ivoire, vers 1525, attribué a Chicart Bailly, Cloisters, MET, New York

Sans spéculer sur la statue disparue, probablement biface (un couple Femme /Squelette comme dans la statuette de Berlin, ou un couple Vénus / Squelette comme dans la gravure de Brandt [3]) on notera que les personnages du socle sont identiques à ceux de Berlin, mais que les animaux sont ordonnés différemment.

Une lecture possible est de commencer par la scène autour de la fontaine :

  • inspiré par le chien fidèle, le jeune homme propose une bague ; en réponse la jeune fille offre son coeur, que le fou regarde avec scepticisme ;


  • car derrière elle, le singe en appétit nous suggère que le coeur ressemble beaucoup à la pomme du Péché originel ;


  • alors, inspiré par la colère (le démon en forme d’ours) le jeune homme tire son épée, que le fou pare avec sa marotte ;


  • derrière, la jeune fille est en larmes, et le lion est triste. En continuant à faire tourner le socle, le lion redevient chien fidèle, et le cycle recommence.

Il est notable que la porte fermée soit du côté de la querelle : comme pour dire qu’on ne peut pas sortir sans violence du cercle vicieux.de ce jardin clos (sur ce dernier thème, mais en version amour sacré , voir La barrière flamande).


Une variation contemporaine :

Sculpture d’Oshiro Kanemaki, 2014


A côté de ces représentations en pied, qui restent des objets luxueux et rares, on a conservé un grand nombre de figurines biface, soit limitées à la tête, soit à mi-corps, et ayant donné lieu à une production de masse.

Voir La mort biface

Références : [1] Manfred Kern « Weltflucht: Poesie und Poetik der Verganglichkeit in der weltlichen Dichtung des 12. bis 15. jahrhunderts » p 139 [2] https://www.uzh.ch/ds/wiki/Allegorieseminar/index.php?n=Main.FrauWelt [3] Stephen Perkinson « Anatomical Impulses in Sixteenth-Century Memento Mori Ivories  » dans Gothic ivory sculpture : content and context / edited by Catherine Yvard , Courtaud Institute 2017 https://assets.courtauld.ac.uk/wp-content/uploads/2019/05/01170523/Ch6.GothicIvorySculpture.pdf