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(Note de lecture), Franz Kafka, Die Zeichnungen / Les dessins, par Siegfried Plümper Hüttenbrink

Par Florence Trocmé

L’OEIL DU CHOUCAS

Je suis un oiseau tout à fait impossible. Je suis un choucas - un "kavka".
Franz Kafka

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On sait que Kafka tenait ses dessins en piètre estime, les qualifiant de gribouillages, voire d’hiéroglyphes à usage privé, et qui devaient sans doute rester en partie indéchiffrables à ses propres yeux. Aussi avait-il coutume de les jeter une fois réalisés, et sans se soucier en rien de son ami Max Brod qui s’acharnait en ange gardien à fouiller dans les corbeilles à papier pour remettre la main dessus. Sans son intercession un magnifique livre d’art, cousu et relié en pleine toile, n’aurait pu voir le jour et qui rassemble à titre posthume ces dessins aux éditions allemandes C.H. Beck*. Comme décochés sur le vif, et ne manquant pas de verve, ni de mordant, et encore moins d’acrimonie, ils ne sont pas sans présenter un cachet « expressionniste » au dire de certains, et qu’accentue leur allure enfantine, sarcastique ou farcesque, comme s’ils devaient sous forme de sketches graphiques inaugurer quelque théâtre de pantins en perdition, accrochés à des fils en guise de traits, et qui les font léviter en état d’apesanteur.
• Frustes, maladroits, à peine esquissés, ces dessins ne seraient sans doute que de vils gribouillages n’étaient les multiples figurines graphiques qu’ils mettent à jour et dont Kafka dit lors d’une conversation avec Gustav Janouch qu’elles n’ont pas réellement de dimension spatiale, ni d’horizon propre. S’il y a toutefois une perspective des formes, et à laquelle il tente d’accéder en leur compagnie, elle se trouve hors de la feuille de papier, en lui-même, au tréfond de soi, et en prise avec des hantises intimes qu’il lui faut conjurer et se concilier sous forme de traits. Il précise que toute image peut prendre vie, voire même feu, par une saisie animiste des faisceaux de traits qui l’innervent. Pour parvenir à les tracer, il dit agir à l’instar des Esquimaux qui ont coutume de griffonner quelques lignes en zigzag sur la surface d’un morceau de bois auquel ils tenteront de faire prendre feu en plein gel. Si bien que c’est le Feuergeist, l’image même du feu qui viendra magiquement à jour. Il va sans dire que ces propos attribués à Kafka et rapportés par Gustav Janouch peuvent être mis en doute, ce dernier n’ayant pas peu contribué, tout comme Max Brod, à la figure légendaire d’un Kafka qu’on pourrait presque enterrer en odeur de sainteté. Toujours est-il qu’en matière de graphisme ces propos d’animiste, si douteux ou invraisemblables qu’ils puissent paraître au premier abord, laissent explicitement entendre qu’ une « pensée sauvage », donnant vie à quelques traits, semble être à l’œuvre dans maints dessins de Kafka, tout comme dans nombre de ses récits où il en vient à appréhender des modes de vies insoupçonnées, via un « devenir-animal », sous les auspices d’un chien volant, d’une taupe ou d’un singe qui se mettent à soliloquer en prenant Kafka pour porte-voix dans leur errance.
Les-Deins-de-Kafka
• Cette entente secrète, innée, avec le règne animal, dont fait preuve tout enfant, est d’ores et déjà attestée par le nom de Kafka qu’on sait étroitement lié au volatil qu’est le "kavka" en tchèque, et qu’on nomme aussi le choucas qui sait comme nul autre scruter les moindres détails. Rien ne lui échappe des travers et des artifices de la gent humaine. Il s’avèrera du reste l’animal totémique avec qui Kafka se sent lié en esprit, et dont il a l’œil inquisiteur, voire dubitatif. En véritable physionomiste, il croque et perce ainsi à jour, par quelques traits décochés sur le vif, l’allure, la voix, le port de tête, et les mimiques gestuelles des personnes de son entourage, comme en témoignent certains de ses dessins, tout comme de brèves notations émaillant son Journal. Et si d’aventure, sur la lancée erratique de quelques traits effectués à main levée, quelque chose comme un dessin viendra à jour sous ses yeux, sans doute faut-il le voir dans la relation que le terme allemand de Zeichnung (dessin) entretient avec celui de Zeichen (signe), et l’acte de zeugen (mettre au monde), tout comme de produire la preuve vivante que serait ein lebendes Zeugnis (en guise de trace de vie).  
• L’œil scrutateur du choucas, auquel Kafka dut recourir pour survivre, s’avèrera non seulement l’œil d’un graphiste se doublant d’un physionomiste à l’affût des traits révélateurs d’une personne et de l’esprit qui l’anime (comme en témoignent certains autoportraits), il en viendra aussi à interroger « la stricte délimitation des corps humains » dans son champ de vision. Corps ancrés en découpe, qui lui restent foncièrement incompréhensibles, voire unheimlich, aucun signe de reconnaissance ou d’appartenance n’étant plus envisageable en leur compagnie. Dans une note datée du 30 octobre 1920 de son Journal, il en vient même à se demander et non sans effroi : - «Qu’est-ce qui te relie à ces corps solidement délimités, à ces corps parlants doués d’yeux qui clignotent, plus étroitement qu’à une chose quelconque, disons à ce porte-plume dans ta main ? ». La question est d’autant plus cruciale qu’elle se profère plume en main, tant sur le versant graphique que scriptural. Outre de pouvoir sortir de la bouche de quelque extra-terrestre en visite chez les terriens, elle se soulèvera aussi graphiquement aux yeux de Kafka par la délimitation que trace le contour d’un trait laissant apparaître l’esquisse plus que fugitive d’une silhouette filiforme, sans poids et sans épaisseur, et qu’il laisse flotter en état d’apesanteur dans le blanc de la page. Dans une contribution en guise de préface au livre de ses dessins, Judith Butler parle fort justement de cette incorporation graphique par laquelle les contours plus que fuyants n’incluent jamais vraiment les corps dont ils tiennent lieu, sous forme d’Abriße ou de Schattenriße, d’ombres portées et comme douées d’une étrange mobilité qui les fait léviter dans la page, à l’instar des Funambules, des Acrobates et des Marionnettes qui se profilent dans nombre de dessins satiriques de Paul Klee. Dans une seconde contribution, Andréas Kilcher, maître d’œuvre du livre, retrace l’itinéraire que le dessinateur Kafka dut prendre et qui l’amena entre autre à lier connaissance avec des cercles d’artistes comme le clan praguois des 8 (dont le peintre  Alfred Kubin faisait partie), mais sans se déclarer en rien être un dessinateur lui-même. Autant dire un dilettante, en partie inculte, ayant manqué sa vocation, et à qui il arrivait de griffonner à titre privé, rien qu’à sa guise, toutes sortes de signes quasi hiéroglyphiques qu’il avait coutume de mêler à ses lettres, ses cartes postales et ses carnets de notes. Quant au livre que nous proposent les éditions C. H. Beck avec la bénédiction posthume de Max Brod, s’il nous livre exhaustivement ces soi-disant gribouillages, c’est pour nous signifier en clair qu’ils sont à bien des égards une réflexion plastique et en partie cryptée de quelqu’un qui s’est voué sa vie durant aux traces, qu’elles fussent écrites ou graphiques, sachant qu’elles sont toujours conjuratoires, et parfois prémonitoires, pour ne pas dire destinales. À l’instar de Michaux et d’Artaud, avec qui il partage une pensée d’animiste, il n’a pas été sans appréhender dans l’acte de dessiner un geste apotropaïque, qui détourne le mauvais œil, en invoquant ce qu’il tente de conjurer ou de se concilier par rien qu’un jeté de traits, hasardés à main levée, et par l’intercession desquels une image peut soudain prendre vie, venir visiblement à jour sous l’œil vigile d’un choucas. Il suffit d’examiner de près le dessin ornant la couverture du livre pour s’en convaincre, et qu’on trouvera ici en exergue, sous forme d’une vignette. Si à première vue il y va d’une figurine graphique à peine esquissée, elle en vient quasiment à disparaître dans la découpe d’une tête de profil, encrée en noir, à la bouche entrouverte, et dont l’œil reste en expectative. Une tête hagarde, fichée sur des traits filiformes, et dont on ne sait si elle a été conçue par Kafka à l’instar d’un masque totémique ou si elle n’est pas due au hasard d’une tache encrale. 
Siegfried Plümper Hüttenbrink a travaillé à partir de l'édition allemande. Il a écrit cette note directement en français.
Franz Kafka, Die Zeichnungen., Éditions C. H. Beck à Munich, avec deux préfaces de Judith Butler et Andréas Kilcher), 368 pages (dont 163 dessins commentés par Pavel Schmidt ), 45€.
À titre indicatif, on peut trouver sur le Net un colloque qui eut lieu aux Archives littéraires de Marbach en Allemagne à l’occasion de la parution du livre. Il suffit d’entrer : - Franz Kafka: Die Zeichnungen, Buchpremiere mit Andreas Kilcher und Stefan Litt. (Ou de cliquer sur ce lien : Attention le son ne commence qu’à la 16ème mn environ).
Sur le site de l’éditeur allemand, voir quelques pages ouvertes du livre (en allemand)
*On peut aussi trouver, en français, paru tout récemment :
Kafka, Les dessins, sous la direction d’Andreas Kilcher, les Cahiers dessinés, 2021, 336 p., 35€


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