Une traduction du Chant de la Déesse (Devīgītā) est parue chez Almora, par Pierre Bonasse, par ailleurs professeur de yoga-nidrā et auteur d'un excellent livre 108 pratiques à conjuguer pour s'éveiller à l'infini. Je n'ai pas lu cette traduction, mais je saisis cette occasion de bon augure pour parler d'un genre de textes dont je n'ai jamais parlé : les textes de tantra non-tantriques. Pour comprendre cette étrange expression, regardons le contexte du Tantra.
Dans la religion de Shiva, comme dans celle du Bouddha et de Vishnou, qui sont les trois principales religions de l'Inde médiévale, il n'y a pas que le Tantra. Il y a aussi la religion (dharma) "laïque", accessible sans l'initiation (dīkṣā) libératrice. Dans le cas de la religion de Shiva, cette religion laïque est formé par un ensemble de huit textes, plus les Chroniques (purāṇa) et les Epopées (itihāsa). Cela fait un corpus considérable, entre 200 et 300 000 versets ! Mais tous les textes ne s'y valent pas. Tout est hiérarchisé et, comme dans un mandala, il y a un centre et des périphéries. Le centre de la religion de Shiva, par exemple, est un livre simplement intitulé La Religion de Shiva (śivadharma). Il enseigne la religion de base, commune (sāmānya) : comment rendre un culte au linga, l'importance du don pour soutenir la religion, les fêtes, les pèlerinages, etc.
La religion Shâkta, de la Déesse, qui existe principalement dans la religion de Shiva, mais aussi aux marges de celles de Vishnou et du Bouddha, a ses tantras, mais aussi sa religion "laïque". Ses textes sont principalement le Devīmahātmya (intégré au Skandhapurāṇa) et le Devībhagavatapurāṇa, lequel comprend notamment la Devīgītā.
Sur le modèle de la Bhagavadgītā, ce "chant" enseigne une doctrine de l'Advaitavedânta. Il y a des éléments tantriques, bien sûr, notamment le Mantra principal. Mais la doctrine est védântique, consciemment et délibérément.
Un premier indice est l'emploi du composé sacchidānanda "être, conscience, félicité" pour décrire l'absolu. Le Tantra n'emploie jamais cet expression. Globalement, le Tantra se méfie de "l'être' (sat), craignant que l'on enferme l'absolu dans l'être. Or, l'absolu est d'abord et avant tout libre (svatantra). Il n'est pas même confiné dans l'être (svātmamātrāpratiṣṭhita). Quand le Tantra parle de l'être, il préfère parler de l'activité de l'être, de l'acte d'être, de l'acte par lequel il y a de l'être. La notion d'être comporte une connotation d'immobilité qui ne doit pas empiéter sur la souveraineté de l'absolu.
Un second indice est ce passage de la Devīgītā où il est question de la doctrine (jñāna). Au chapitre IV, en effet, la Déesse révèle un enseigne védântique typique : la conscience est Mâyâ "ni existante, ni inexistante" (verset 4), ce qui est le dogme védântique de la Mâyâ "inexplicable" ou "indéfinissable" (anirvacanīyā), thèse du Vedântin Mandana Mishra réfutée par Abhinavagupta dans la philosophie de la Reconnaissance. Le texte tente ensuite de fusionner la Mâyâ avec la Prakriti du Sâmkhya. Mais surtout, le verset 10 mentionne directement la philosophie du Tantra, la Reconnaissance (pratyabhijñā), pour identifier la conscience (vimarśa) à l'ignorance (avidyā) du Vedânta ! Cette allusion à "ceux qui connaissent l'enseignement de Shiva" prouve que ce texte ou, du moins, ce verset, a été composé après la philosophie de la Reconnaissance, donc après le XIème siècle.
Cependant, l'exposé se poursuit par quelques versets qui expriment assez fidèlement l'enseignement de la Reconnaissance, donc du Tantra. Mais le tout est mélangé avec des dogmes du Vedânta. Ainsi, "ce qui est dépourvu de conscience [=ce qui relève du plan de l'objet] est irréel, car cela est objectif et parce que cela est détruit par la connaissance" (verset 11b), de même que le serpent est "détruit" par la connaissance vraie, celle de la corde. C'est une thèse typique du Vedânta.
Au contraire, la conscience (caitanya) n'est pas un objet, une chose que l'on puisse connaître à la manière dont on connait une chose. Car être connaissable de cette façon, c'est justement le trait caractéristique de ce qui est privé de conscience propre (verset 12a). Ce vers fait écho à Abhinavagupta, Bodhapancadasikâ, 8 : paricchinnaprakāśatvaṃ jaḍasya kila lakṣaṇam | jaḍād vilakṣaṇo bodho yato na parimīyate || . "Le propre ce qui est dépourvue de conscience, c'est d'être délimité dans sa manifestation (prakāśatva). La conscience est différente de ce qui est privé de conscience propre, car elle n'est pas délimitée [dans sa manifestation]."
Et ce chapitre continue en employant encore le langage de la Reconnaissance : La conscience est évidente, elle se manifeste par elle-même, elle n'est pas manifestée par autre chose qu'elle-même, alors que les choses, elles, sont manifestées par la conscience (verset 12b).
En effet, si la conscience avait besoin d'une autre "lumière" pour être manifestée, il faudrait encore une autre lumière pour éclairer cette autre lumière, et ainsi de suite à l'infini (verset 13a).
De plus, si la conscience se manifestait elle-même en se dédoublant, alors elle deviendrait à la fois sujet et objet et se contredirait elle-même, en étant à la fois consciente et inconsciente. Par conséquent, il faut admettre qu'elle se manifeste elle-même en manifestant les choses, tout comme une lampe qui éclaire ce qui l'entoure et s'éclaire ainsi elle-même, sans avoir besoin de la lumière d'une autre lampe pour être mise en lumière (verset 13b).
Tout dépend de la conscience, mais la conscience ne dépend de rien (verset 14a). La conscience ainsi prouvée et réalisée est donc permanente, elle est le corps de la Déesse (verset 14b).
Le texte emploie ensuite plusieurs autres termes empruntés à la philosophie du tantra, dont le "corps" (tanu), le "corps de la conscience" (samvidvapus, verset 16b). Mais dans le même verset, l'Auteur invoque le Témoin (sākṣin), notion typiquement Vedântique (16a).
Au total, ce texte est typique des enseignements religieux "communs" (sāmānya) : on y retrouve des éléments des traditions ésotériques (viśeṣa), mais du coup on se retrouve avec un mélange qui est loin d'être clair et, surtout, peu concluant. On observe ce même mélange dans le corpus de la religion de Shiva et dans les Purânas, qui semblent être de composition plus tardive que les tantras. Ou bien, des éléments brahmanistes (smârtas) ont été rajoutés à des éléments tantriques. Ceci est vrai pour la plupart des textes et des traditions composées après le XIIème siècle, soit après les génocides les plus destructeurs que l'Inde ai subit. Les Mantras sont préservés, mais des enseignements se mélangent et s'obscurcissent, dans une sorte de base védântique. Parfois, le résultat est édulcoré, parfois il est plus convainquant.
Le Chant de la Déesse est un texte magnifique, qui porte encore quelques échos de l'Âge d'Or du Tantra. C'est un texte du "Tantra non-tantrique" s'adressant au plus grand nombre, mais au prix peut-être d'une certaine dilution du message. Dès lors, on pourra peut-être lui préférer la Célébration de la Déesse, avec notamment son célèbre hymne à la Déesse "présente en tous les êtres sous la forme de la mémoire", etc. yā devī sarvabhūteṣu... :
Pour un autre exemple de mélange entre Tantra et brahmanisme, voir cet article.