Et si on envisageait la pratique du sampling - principalement observé dans le Hip-Hop - en littérature Afro ?
Quand on parle de “sampling”, on pense naturellement au hip-hop, aux DJ new yorkais de la fin des années 70 et du début des années 80. Ces derniers ont profité d’améliorations technologiques considérables sur les supports de musique, sur la possibilité d’extraire des échantillons et des séquences musicales, de recomposer ces données pour obtenir quelque chose de nouveau.
Génération Hip-Hop
J’appartiens à cette génération qui écoutait dans sa prime enfance Otis Redding, Aretha Franklin, James Brown ou Earth and Fire, au tout début des années 80. La musique de mes parents. Les 33 tours qu’on repasse... Aussi, en recomposant des sons, souvent à partir d’échantillons musicaux passés ou exotiques, en mixant, en rassemblant, en raccordant avec une science singulière, par scratches retentissants, les maîtres de cérémonies (MC) de mon adolescence ont imposé le hip-hop dans sa forme la plus brute, à savoir le rap. Ils construisaient des sons en rendant hommage aux anciens, entretenant le lien avec la génération précédente, tout en posant leurs mots, leurs flows sur ces samples. Je me suis découvert une passion en retrouvant les rythmes de James Brown sur du Public Enemy, en reconnaissant les sons des Jacksons Five sur un succès de Naughty by Nature posant sur le fameux ABC. Ces emprunts musicaux ne se sont pas limités à la seule sphère afro-américaine : la musique classique, la musique indienne ou le rock. Je pense à l’échantillon de La lettre à Elisé de Beethoven glissé par le beatmaker de Mobb Deep sur Snitched On ou encore le sample Come with me de Puff Daddy sur un classique de Led Zeppelin intitulé Kashmir
Sample comme pratique littéraire ?
La littérature fonctionne comme tous les arts par une forme de filiation assez proche. Comme les plus compositeurs, beatmakers, les écrivains recyclent. Ils construisent à partir d’échantillons, de références, de style d’écriture ou de personnages, un univers qui se nourrit d’une expérience ou d’un contexte plus personnel. Prendre conscience que je suis face à un auteur qui lit très peu est rédhibitoire pour moi. Comment samplerait-il ? Quand le groupe de rap Naughty by Nature reprend ABC le son des Jackson Five est réactualisé par l’énergie du hip-hop new-yorkais du début des années 90. Il pose leurs lyrics dessus. On retrouve cette démarche dans la littérature africaine de langue française. Et ce qui est intéressant, c’est la capacité à faire référence, rendre hommage à des auteurs africains dans cette démarche. Non pas pour s’enfermer dans un huis clos communautaire étouffant. Le hip-hop prouve qu’en lui-même et dans le patrimoine afro-américain, il se densifie, il gagne en puissance.
Filiation par un cadre, un contexte ou un personnage singulier : le bar / le chien
Il s'agit d'un exemple. Je commencerai par le bar. Cette approche me vient de deux lectures récentes : Cave 72 du jeune congolais Fann Attiki (Prix RFI Voix d'Afriques, éd. JC Lattes) et La promesse de Sa Phall’Excellence de Max Lobé (éd. Zoé, Suisse). Depuis une vingtaine d’années, plusieurs romans se sont construits dans ce cadre de liberté relative. Le bar est un paradoxe passionnant puisque le système vous abrutit à coups de bouteilles de bière et en même temps, ce contexte est souvent le lieu de libération de la parole quand on se plonge en littérature afro. Patrice Nganang y a placé un chien philosophe pour observer ces lieux de misère et de joie dites par les hommes et voir grandir une sourde révolte. Alain Mabanckou fait parler un instituteur alcoolique et cocu, scribe attitré d’un bar bien nommé : Le crédit a voyagé. Quelques années plus tôt, Joseph Gakatuka (3) s'installait dans un de ces bars, tourmenté par ses complexes d’identité accentués par son exil en France, par la plume de Daniel Biyaoula, même si ce n'est qu'un épisode court du fameux roman L'impasse (éd. Présence Africaine). Le tout monde ou, pour mieux dire, le village global s’invite dans le bar Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila (éd. Métailié), entre creuseurs congolais et investisseurs indien ou chinois, pasteur et soldat… Fils d'un tenancier de bar, quelque part à Lumumbashi, Mwanza Mujila parle de la philosophie du bar dans le podcast Le salon du livre de la camerounaise Acèle Nadale. Ce terrain de jeu, de luxure, d’observation de la société civile d’Afrique centrale qui s’enivre et papote, est repris par les auteurs, mixé, remixé sur une table de mixage qui ressemble à une feuille blanche et un esprit nourri de lectures. Une narration avec des approches différentes, mais soutenant un objectif : la description d’une révolution qui passera par le bar. Ou pas. Vous savez, c’est comme un sample aux variations multiples sur un morceau de James Brown. La même toile de fond donne la place à plusieurs discours : la terreur et le cynisme, la dénonciation des diktats autour du genre, l’appel à l’insurrection, le développement d’une introspection et de la responsabilité individuelle, la contemplation du village global…
Un autre exemple de sample littéraire serait l’animal domestique. Je ne partirai pas de celui des contes d’Amadou Koumba de Birago Diop. Ma récente lecture de Batouala m’a fait découvrir le regard aiguisé de René Maran sur la faune et la capacité de celle-ci (rires!) à retranscrire la folie des hommes. Profitant de l’assurance de ce dernier et de la certitude en la soumission de son animal, ces hommes se livrent sans retenue. Quand on écoute Djouma le chien dans Batouala, quelle différence y-a-t-il avec les hommes objets, ces nègres, dont parle William Faulkner dans la plupart de ses romans, en tant que dispositif littéraire de narration intérieure ? Je citerai Le bruit et la fureur ou L’invaincu pour être plus explicite. Là encore, le sample littéraire qui pourrait être emprunté à Gogol, l’écrivain russe, je choisirai René Maran. Est-ce que le chat aux nombreuses vies de Waberi est un clin d'œil à l’écrivain Antillais ? Mboudjak est-il un souvenir lointain d’une lecture de Maran, et une occasion pour donner la parole à un dominé afin qu'il exerce le pouvoir de dire la vérité vraie vraie ? Qui mieux que l’exécutant des sales besognes d’un mangeur d’âmes peut témoigner de ses forfaits comme le porc-épic de Mabanckou et proposer un discours cocasse sur les croyances magico-religieuses congolaises? Le sampling littéraire est une revisitation. C’est pour cela que l'usage de certains mots est souvent déplacé là où il est question de référence et même d’hommage. A ce jeu, pour qui a lu Verre cassé, Alain Mabanckou est un as et il propose un roman qui invite à découvrir de nombreux écrivains qu'il respecte.
Des jeux littéraires / des jeux musicaux.
Il est un mot barbare en littérature : l’intertextualité. Tous les correcteurs francophones de WhatsApps et Facebook vous le retranscrivent systématiquement en intersexualité. L’écrivain truffe son roman de références à ses pairs et à ses pères en littérature. C’est l’occasion d’envoyer un message subliminal aux lecteurs et à ses compères sur son érudition. Un grand écrivain est avant tout un très bon lecteur. Elle est la reconnaissance de l’influence des lectures sur le projet prublié. Alain Mabanckou a fait des phrases entières cohérentes construites avec des titres de romans. Il a repris le concept du roman sans ponctuation, ou du moins sans point. Des expériences qui vous connectent à d’autres écrivains. La pratique du mixage est donc plus subtil. Un peu comme, lorsque les DJ ivoiriens ont accéléré le rythme du sébene congolais pour inventer un style différent, le coupé-décalé, profitant de l’influence continentale de la musique congolaise, pour prendre subtilement le relais au niveau international. Peu d’écrivains africains se sont aventurés sur ce terrain là.
Conclusion
Naturellement, ce n’est pas par un article de deux pages qu’on peut boucler le sujet. Mais ma thèse est la suivante : les rappeurs des années 80 et 90 ont construit leur univers à partir d’éléments culturels qui leur était propre, dans lequel ils ont été imprégnés dans leur jeunesse, leur adolescence pour le réinventer, mieux le bonifier. Aujourd’hui, le hip-hop est le courant musical le plus populaire au monde. Beaucoup d’éléments me laissent penser que le sampling a joué une part importante dans cette internationalisation de la musique africaine-américaine. Est-il possible d’envisager une approche similaire dans le monde littéraire africain ? Peut-on se connecter, construire une émulation autour des lettres africaines, si les romanciers afro-descendants se lisent aussi peu, entre eux ? Et quand, cela arrive, cette lecture doit-elle se faire sur le terrain de la suspicion ou de la défiance ?