L’éthique de la répudiation de la dette publique

Publié le 12 novembre 2021 par Magazinenagg

Par François Facchini

La répudiation de la dette d’un État a désormais ses défenseurs et son groupe d’intérêt[1]. Elle peut être décidée de manière unilatérale par le débiteur, négociée entre le débiteur et ses créanciers ou passer par un accord multilatéral qui place à la table des négociations les débiteurs, les créanciers et les États des créanciers. La répudiation de la dette est par conséquent à l’origine de conflits potentiels entre les États. Plusieurs scénarios de défaut de paiement sont envisageables. Le premier est de ne plus payer l’intégralité ou une partie de sa dette. Le second est de financer sa dette par un impôt d’inflation, car le prêteur est remboursé avec une monnaie qui a perdu une partie de son pouvoir d’achat. De nombreux pays dont la France et les États-Unis à la sortie de la première guerre mondiale ont levé l’impôt d’inflation sur les épargnants pour payer une partie de leurs dettes.

Quel que soit le scénario — annulation totale, partielle ou impôt d’inflation —, la répudiation de la dette publique pose des problèmes économiques et moraux. Les problèmes économiques renvoient à l’évaluation des effets sur le progrès économique et la distribution des richesses dans le pays. Le problème moral est souvent moins traité, mais il est tout aussi important. C’est l’objet de cet article.

L’éthique de la dette met en présence deux positions. La première consiste à condamner les pays et les gouvernements qui refusent de payer leur dette s’ils organisent leur insolvabilité (Patterson 1955, p.144[2]). La seconde soutient que le statut moral de la dette publique est fragile et que finalement le refus de payer la dette sans être moral, n’est pas non plus fondamentalement immoral (Buchanan 1987[3]).

Cet article rappelle les arguments avancés par ces deux positions (sections 1 et 2), montre comment ils s’articulent l’un à l’autre et s’interroge ensuite sur leurs pertinences pour les débats actuels autour du paiement de la dette publique en France (3).

1. De l’immoralité de la répudiation de la dette publique

La moralité du défaut de paiement dépend fondamentalement du contexte. Lorsqu’un pays répudie sa dette après une famine ou une guerre, aucune question éthique n’est en jeu. La banqueroute du gouvernement est l’équivalent public de la faillite honorable dans la vie privée (Patterson 1955, p. 144). Hors de cette situation de nécessité ou d’impossibilité, il y a l’obligation de payer sa dette. Car il n’y a pas de différences entre l’éthique publique et l’éthique privée. Un gouvernement qui ne paie pas la dette nationale déshonore le peuple qu’il représente. Il atteint l’intégrité financière du peuple, du pays et pervertit ses mœurs. Pour bien comprendre cette proposition il est nécessaire de présenter l’éthique de la dette privée et les raisons de son application à la dette publique.

L’éthique de la dette privée

L’éthique de la dette impose de la payer. Pour le comprendre il faut revenir à l’étymologie du mot dette. Le mot dette en français vient du mot Debitum en latin qui est le participe passé de debere[4], devoir. La dette est un devoir et ne pas faire son devoir est une faute, est mal.

Dans les sociétés religieuses et monothéistes, l’homme a une dette vis-à-vis de son créateur. Il y a en ce sens une anthropologie de la dette qui traverse toutes les sociétés car le rapport à la dette définit un peu notre rapport aux autres, au monde. Implicitement l’ordre social nous impose un sentiment de dette vis-à-vis de nos parents, de Dieu, de la nature, des autres, des générations futures. La dette relève en ce sens de la morale. On lui applique le principe selon lequel il est bien de faire son devoir. Si la dette a une parenté avec le devoir elle s’en distingue toutefois car elle n’est pas uniquement ou principalement obligation de faire quelque chose, mais obligation de rendre, de restituer. L’obligation est en ce sens plus générale que la dette. La dette est un devoir de restitution. La dette économique relève de ce type de relation. L’emprunteur doit restituer ce qui lui a été prêté, car tout contrat doit être honoré ; genuine quid pro quo terms. Ce principe repose ainsi sur un principe de justice commutative. La dette engage la parole de l’emprunteur vis-à-vis du prêteur. Elle crée une relation d’obligation entre deux individus. Elle a toutes les qualités du contrat. D’une dette implicite vis-à-vis de ses parents, par exemple, on passe à une dette explicite et de nature contractuelle. Elle est alors la rencontre de deux volontés, l’une prête, l’autre emprunte et s’engage à rembourser.

De l’éthique de la dette publique

L’éthique de la dette privée oblige à tenir ses promesses. L’éthique de la dette publique est de même nature parce que la fin ne justifie pas les moyens. S’il existe une morale universelle, cette dernière s’applique à tous les individus quel que soit leur rôle dans la société. Ce n’est pas parce qu’ils sont électeurs ou gouvernants que les individus doivent utiliser leur position de force (monopole de la violence de l’État) pour faire des choix immoraux. C’est même le contraire. C’est parce qu’ils sont en position de force que les États doivent être exemplaires. La défense de l’intérêt général ne justifie pas des choix financiers immoraux.

Les membres d’un gouvernement qui décideraient de répudier la dette nationale agiraient de manière immorale. De la même manière, un gouvernement qui organiserait l’insolvabilité de l’État ou qui créerait les conditions de cette insolvabilité serait immoral, car il atteindrait à l’intégrité financière des membres du gouvernement mais aussi à l’intégrité financière de son peuple, et de tous les individus qui le composent. Car le gouvernement engage la parole de son peuple.

En démocratie, en effet, le droit de vote rend l’électeur responsable de la dette. Je suis responsable de la dette publique parce que j’ai voté en faveur d’un gouvernement qui a emprunté pour financer ses dépenses, parce que je n’ai pas contesté la validité des résultats des élections ou parce que je me suis abstenu alors que j’avais le droit de m’y opposer en votant pour un parti hostile au vote de nouveaux déficits publics. L’électeur qui soutient les partis qui militent pour le paiement de la dette adopte le bon choix, mais reste financièrement responsable du paiement de la dette future par le contrat démocratique qui le lie aux autres membres de la communauté politique.

La dette doit être payée parce qu’elle engage la responsabilité du corps électoral dans son ensemble. Si elle n’est pas payée elle engage la parole des hommes du gouvernement, mais aussi du peuple en masse ; ceux qui ont soutenu les déficits, mais aussi ceux qui s’y sont opposés.

La répudiation de la dette nationale déshonore les hommes du gouvernement et le peuple vis-à-vis des prêteurs. Le ministre de l’économie a engagé sa parole. Le prêteur lui a fait confiance. Il ne peut en tant qu’homme lui mentir, le trahir.

La répudiation de la dette nationale déshonore aussi le peuple. Les membres du gouvernement n’engagent pas seulement leur parole, mais la parole de ceux qui vont effectivement payer la dette. Décider de ne pas honorer la dette nationale c’est atteindre en ce sens à l’intégrité financière du peuple, à son sens du bien et du mal, à la civilisation (Patterson 1955, p.146).

La répudiation de la dette nationale est, si l’on peut prendre le risque de le placer sur une échelle d’immoralité, encore plus immorale que la répudiation d’une dette privée, car elle met en relation un fort — l’Etat et son monopole de la violence — et un faible — le créancier. L’expropriation des créanciers a d’ailleurs longtemps été pratiquée par les puissants, entachant leur moralité à jamais.

Ces arguments conduisent à conseiller la prudence aux électeurs — le peuple en démocratie — vis-à-vis des gouvernements et des partis qui envisagent de ne pas honorer la dette nationale ou qui ne prennent pas le risque de défaut de paiement au sérieux.

Le peuple doit craindre, tout d’abord, tous les gouvernements, tous les leaders qui envisagent de ne pas honorer la dette nationale, car si le peuple peut ne pas honorer ses dettes pourquoi le citoyen pris isolément n’aurait pas non plus le droit de ne pas honorer ses propres dettes ? Lorsque le gouvernement rompt avec la morale privée, il affaiblit l’adhésion des individus à cette morale et pervertit les mœurs. L’affaiblissement de l’intégrité financière d’un gouvernement nuit à l’intégrité du peuple (Patterson 1955, p.148). La conséquence est la formation d’une société de méfiance et un moindre niveau de développement, car un montant important des ressources doit être consacré à la crédibilité des promesses faites lors des contrats, ce qui allonge les temps de négociation et finalement les coûts de la formation des contrats.

Le peuple doit aussi craindre tous les leaders politiques qui ne prennent pas le risque de défaut de paiement au sérieux. D’une part, parce qu’ils peuvent conduire l’État à la faillite. D’autre part, parce que ne pas prendre le risque de la dette au sérieux c’est ignorer les leçons de l’histoire. Ignorer les leçons de l’histoire est immoral parce que savoir est un devoir moral. Savoir c’est avoir une exigence de vérité. Dire le vrai est bien alors que soutenir le faux est mal. La banqueroute est immorale, dans la mesure où elle aurait pu être évitée si le gouvernement n’avait pas ignoré les leçons de l’histoire qui montrent que de nombreux États ont fait faillite et que cela a généralement été très néfaste pour les peuples de ces pays.

Les crises de la dette souveraine sont nombreuses et souvent profondes et longues (phase de récession). Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart (2009[5]) dénombrent 71 crises de défauts souverains dans le monde entre 1978 et 2006. Le dernier défaut de paiement de la France date de 1812. Plusieurs grandes crises trouvent leur origine dans un défaut de paiement des États. La Révolution française, le Brésil de 1999, et l’Argentine de 2001 sont trois bons exemples des effets d’une crise de la dette souveraine. Un gouvernement ne peut pas dire qu’il ne savait pas. Ne pas savoir ne l’exonère pas de ses fautes.

Lorsque les élus et le gouvernement mentent au peuple sur l’absence de risque de défaut ils prennent donc le risque de désolidariser le peuple de sa dette, de dissocier la parole du gouvernement de la parole du peuple. Un peuple trompé par les informations que lui livre le gouvernement est en droit de ne plus se sentir obligé de payer sa dette.

Les arguments en faveur de l’immoralité de la répudiation de la dette publique s’articulent ici avec ceux qui défendent plutôt l’idée que le statut moral de la dette publique est beaucoup plus fragile que le statut moral de la dette privée. Les liens entre les deux positions s’expliquent par le mensonge, l’inconséquence, le calcul et l’ignorance qui entourent la croissance de la dette publique.

2. De la moralité de la répudiation d’une dette odieuse

Vivre à crédit, ne pas proportionner ses dépenses à ses revenus, est possible pour l’État, parce qu’il possède le monopole de la force, mais cela n’en est pas moins immoral. Cela est d’autant moins moral que l’État utilise sa position dominante pour imposer sa volonté. Il utilise sa force et ne respecte pas les lois élémentaires de la morale économique : ne pas dépenser ce que l’on n’a pas et ne pas promettre ce que l’on sait ne pas pouvoir ou ne pas vouloir tenir. Rien ne peut justifier moralement ce type de comportement. Même pas l’intérêt général puisque la fin ne justifie jamais les moyens.

Cette immoralité des choix financiers du gouvernement sera d’autant plus grande que les dépenses publiques ne servent pas l’intérêt général, mais l’intérêt de quelques groupes d’intérêts influents.

La méfiance généralisée vis-à-vis de la classe politique qui semble vivre hors de la morale commune aura pour conséquence d’affaiblir l’intégrité financière du peuple, cela a été rappelé, mais aussi son intégrité morale. Bien au-delà de la dette publique, il s’agit d’un enjeu de civilisation. La répudiation de la dette nationale naît avec le goût du déficit et la violation du principe d’équilibre.

Un principe d’équilibre qui rappelle qu’il est bien de ne pas dépenser plus que ce que l’on gagne. Ce principe s’applique aussi aux électeurs qui devraient savoir que toute augmentation de la dépense publique exige une hausse de l’impôt. Lorsque les gouvernements utilisent leur privilège pour s’exonérer des règles morales ils prennent le risque de l’exemplarité inverse. Ils restent des exemples, mais de mauvais exemples qui diffusent dans le corps social le poison de l’immoralité financière.

L’affaiblissement de la morale victorienne, pour reprendre l’expression de James Buchanan (1987), réduit ainsi les préférences des électeurs pour le remboursement de la dette publique, l’équilibre budgétaire et l’exigence d’utilité des dépenses sociales. Elle les place hors du monde pré-keynésien et a contrario dans le monde keynésien. Dans ce monde keynésien ce qui est contraire à l’éthique économique devient la norme.

La dépense publique est toujours bonne même si elle sert à financer des emplois qui ne servent à rien : on finance des hommes à creuser des trous pour les reboucher.

Le déficit public n’est plus le signe d’une mauvaise gestion, mais de la compétence financière du gouvernement. Le déficit, la répudiation de la dette ne sont plus immoraux puisque l’éthique publique se distingue de l’éthique privée. La question morale est même évincée du débat public puisque le gouvernement a pour mission de défendre, même au prix de choix immoraux, ce qu’il estime être dans l’intérêt général. Dans un monde keynésien, vivre à crédit n’est pas immoral, c’est au contraire un moyen de supporter la consommation et de faire vivre les autres. Le coupable devient l’épargnant.

Si la dette nationale est la conséquence de déficits publics qui sont, par nature, immoraux, la répudiation de la dette nationale n’est plus que la réponse logique à l’immoralité. C’est un peu comme une escalade d’immoralité, à l’immoralité de la dette et des déficits, répond la répudiation qui n’est plus immorale puisqu’elle ne vient que sanctionner un comportement lui-même immoral.

C’est sur cette base que l’on peut utiliser les réflexions de James Buchanan sur l’éthique de la dette publique et les développements récents de l’économie politique autour du concept de dette odieuse. Une dette publique est qualifiée d’odieuse si elle n’est pas consentie (défaut de consentement), si elle finance des dépenses publiques inutiles (défaut d’utilité) et si le créancier est complice du débiteur (King 2007[6]).

Le défaut de consentement

La théorie de la dette odieuse et James Buchanan insistent sur le défaut de consentement pour traiter de l’immoralité de la dette publique. Une dette odieuse est une dette qui n’a pas été consentie.

Une dette contractée par un gouvernement totalitaire est dans ces conditions odieuse parce qu’elle n’a pas été consentie par le peuple. Le peuple n’est pas obligé de payer une dette auquel il n’a pas consenti.

Ce qu’ajoute James Buchanan à ce principe est que le défaut de consentement n’existe pas seulement en autocratie. Il existe aussi dans les démocraties libérales pour trois raisons : (i) l’absence de consentement des générations futures, (ii) le mensonge et (iii) la dissimulation.

La dette publique est un impôt différé qui généralement engage des électeurs qui n’étaient pas nés au moment du vote de l’emprunt. Sous le principe pas d’impôt sans représentation, les générations futures d’électeurs peuvent décider qu’elles n’ont pas à payer pour des dépenses qu’elles n’ont pas consommées et surtout pour une dette qu’elles n’ont pas contractée. Un électeur qui n’a pas eu l’occasion de voter pour une dette n’est pas moralement responsable de cette dette et peut justifier de ne pas payer et de soutenir un parti politique qui soutient la répudiation de la dette nationale.

La dette publique peut avoir été acceptée par les électeurs uniquement parce que les comptes publics n’étaient pas sincères ou parce que les gouvernements ont cherché à dissimuler par une stratégie d’illusion fiscale le coût effectif de leurs dépenses. Le mensonge, cela a été rappelé, désolidarise le peuple en masse de sa dette. Il rend aussi la dette odieuse, car il y a tromperie. Le mensonge conduit l’électeur à décider sur de mauvaises bases. L’électeur n’est pas responsable d’un budget que l’on peut qualifier de non sincère. Il est moralement en droit de refuser de payer la dette publique.

iii) Il n’est pas non plus responsable si le gouvernement développe une stratégie de dissimulation pour influencer les choix des électeurs en faveur de la dépense publique. L’illusion fiscale est immorale. Elle consiste de fait à cacher aux électeurs les coûts fiscaux des dépenses publiques. Si les électeurs connaissaient les coûts des services publics, ils s’y opposeraient probablement.

Le défaut d’utilité sociale des dépenses publiques

Il n’est pas impossible que l’illusion fiscale dissimule de fait un mauvais usage des fonds publics. Lorsque la dette finance des dépenses publiques inutiles et au service de quelques privilégiés, elle devient immorale. La dette publique devient par ce mécanisme odieuse, car elle ne respecte plus le principe d’utilité de la dépense et place le gouvernement en défaut d’utilité. Un tel argument rappelle que la dépense publique n’est pas toujours vertueuse. Il se place dans le monde des valeurs victoriennes décrit par James Buchanan.

La dette odieuse trouve aussi son origine dans des dépenses publiques vicieuses. Cinq raisons peuvent justifier que l’on puisse conférer ce qualificatif de « vicieuses » aux dépenses publiques.

i) Il n’existe, premièrement aucun lien logique ni pratique entre dépenses publiques et moralité. Ce n’est pas parce que les dépenses publiques augmentent que les hommes sont meilleurs et font le bien.

ii) La relation inverse peut même être défendue : Plus de dépenses publiques c’est en effet plus d’impôt et plus d’impôt c’est moins d’acte de charité, c’est moins de solidarité. Le paiement de l’impôt se substitue au don. Je n’ai plus à m’occuper des pauvres puisque les services sociaux de l’État s’en chargent (Robert 1984[7]).

iii) Plus d’impôt c’est aussi un revenu net plus faible et une capacité financière à faire ce que l’on croît juste ou bien moins grande. L’obligation de s’en remettre à la collectivité pour réaliser le bien crée un contexte favorable à l’irresponsabilité, car si le monde n’est ni juste ni bien ce n’est pas de ma faute, mais de la faute des politiques qui agissent mal et qui font de mauvaises politiques. Quand l’État s’occupe de tout, les citoyens ne s’occupent plus de rien, ne se sentant plus responsables des désordres sociaux. Ils ont délégué cette tâche aux hommes de l’État.

iv) Plus de dépenses publiques ne signifie pas par ailleurs une gestion plus efficiente des ressources rares. Or, l’inefficience est immorale car elle prive les hommes de ressources qui auraient pu leur être utiles pour mieux vivre.

v) De bonnes intentions ne sont pas nécessairement à l’origine des dépenses publiques. Les élus, les groupes d’intérêt, et les agents publics peuvent vouloir défendre le bien public en exigeant plus de budget mais ils peuvent aussi vouloir défendre uniquement leurs intérêts égoïstes et catégoriels. Si de bonnes intentions ne rendent pas nécessairement un acte moral, lorsque de mauvaises intentions inspirent la décision budgétaire celle-ci est par nature immorale.

Le défaut de complicité du créancier

Il est logique alors de soutenir qu’une dette non consentie et finançant des maux publics place le créancier en situation de complicité. Le débiteur n’est pas tenu de tenir sa parole parce qu’il est face à un créancier qui a mal agi en soutenant financièrement un dictateur et/ou un gouvernement qui a mis en œuvre une politique de dépenses inutiles et à l’origine des difficultés économiques d’un grand nombre d’individus.

Ce principe de complicité des créanciers pointe leur responsabilité et peut être relié au concept de « banquiers paresseux ». Il y a ici une double immoralité des banques. Elles sont complices des États et oisives.

Le risque d’oisiveté est parfaitement perçu par les écrivains et hommes politiques comme Sully[8] et Colbert. Ils développent une doctrine critique sur cette base qui met en garde contre la formation d’une classe de rentier[9] qui ne vit que des intérêts des capitaux qu’ils ont prêté au gouvernement. Un investissement sans risque qui freine le progrès économique.

La théorie de la banque paresseuse rejoint ces interrogations. Elle soutient, en effet, que les banques abandonnent leur rôle de sélection des projets d’investissement et se contentent de répondre aux attentes des gouvernements. Elles achètent des titres publics et ne cherchent plus à sélectionner correctement les projets entrepreneuriaux, car il leur suffit de vivre de la rente que leur verse les gouvernements[10]. Dans le cas de taux d’intérêt négatifs le montant des gains est plus faible, mais les banques acceptent sous la contrainte ce type de taux pour ne pas mettre les États en faillite et perdre les fonds qu’ils ont prêtés car au final elles continuent de gagner de l’argent grâce aux liquidités injectées sur les marchés financiers pour financer les engagements des États.

3. Conclusion

Les débats autour de la dette publique ne doivent donc pas être réduits à leurs dimensions productives. Ils doivent aussi tenir compte de ce que l’on sait sur l’éthique de la dette publique. Dans un ordre respectueux de la morale universelle, financer les dépenses publiques ordinaires ou courantes par la dette est immoral.

Pour pallier l’affaiblissement de la morale publique quatre solutions sont envisageables.

Une première solution est d’inscrire dans la constitution le principe de l’équilibre budgétaire afin de pallier le délitement de la morale privée induite par les mauvaises pratiques des gouvernements qui i) pratiquent l’impôt d’inflation et érodent ainsi la dette (debt erosion) en volant les créanciers et ii) font vivre l’État au-dessus de ses moyens fiscaux.

Une seconde solution est de limiter l’accès aux titres publics des banques et des entreprises financières. Il est important de rappeler aux créanciers leurs obligations de ne pas être complices de la violation de l’éthique de la dette et de ne pas profiter de la situation pour se placer en position de rentier de la nation (banquier paresseux). Les créanciers ne doivent pas, tout d’abord, se contenter de réclamer leur dû en cherchant à inventer de nouveaux mécanismes pour obliger les débiteurs à payer (Kremer et Jayachandran 2002[11]). Ils doivent faire un acte de conscience et s’interroger sur l’utilité des dépenses qu’ils vont financer lorsqu’ils prêtent aux États. Ils doivent poser leurs conditions. Sinon ils sont complices de l’ignorance, des calculs politiques, de l’inconséquence, du mensonge et de la dissimulation des États. Ils participent à la constitution d’une dette odieuse que les électeurs ne se sentent pas obligés d’honorer. Ils se mettent alors aussi en danger.

La troisième solution se trouve du côté des parlementaires. Les parlementaires ont un goût naturel pour le déficit. Il est toujours préférable en effet pour une majorité de reporter le coût des biens publics sur les gouvernements futurs. Pour contrer cette tendance, le parlement doit faire appliquer l’éthique de la dette indépendamment des intérêts du gouvernement. Il doit mettre en acte la séparation des pouvoirs, ne pas être le complice de la non-sincérité des comptes publics, du mauvais usage de l’impôt et agir en garant du principe de consentement qui organise la vie politique dans les démocraties libérales. Une mesure simple peut alors inspirer le parlement, revenir au principe d’annualité et limiter autant que faire se peut les lois de programmation pluriannuelles, car ces lois programmes favorisent le report du paiement. Une dépense consommée aujourd’hui doit être payée aujourd’hui par l’impôt.

La quatrième solution se trouve dans un recours auprès des autorités judiciaires européennes contre les gouvernements qui n’appliquent pas les Traités et notamment le Traité de Maastricht qui a été approuvé par voie de référendum en 1992 et qui, pour l’instant, est le seul texte qui fait foi. Le retour au critère des 3% et à un ratio de 60% est une voie possible qui s’inscrit dans la légalité. Ceux qui désirent se libérer de cette constitution budgétaire doivent demander un nouveau référendum et prendre le risque d’une sortie de l’euro. Toute la dette au-dessus du critère des 60% est odieuse. Le peuple ne devrait pas l’accepter.


[1]   On peut consulter le site du Comité pour l’Abolition des dettes illégitimes (CADTM). Lien : www.cadtm.org (consulté le 28/06/2021) ou les travaux de la Commission d’audit intégral du crédit public (CAIC) du Président de l’Équateur Rafael Correa.

[2]   Patterson, R.T., 1955. “The ethics of government debt,” Review of Social Economy, 13 (2), 144-148.

[3]   Buchanan, J., 1987. “The ethics of debt default,” in Buchanan, J.M., and C.K., Rowley (eds), Deficits, Oxford: Basil Blackwell, 361-373.

[4]   Dictionnaire de poche de la langue française, Larousse, étymologique.

[5]   Reinhart, C. and Rogoff, K. 2009. This Time is different, eight centuries of financial folly, Princeton University Press, traduction française 2010.

[6]   King, J., 2007. “Odious debt: the term of the debates,” North Carolina Journal of International Law and Commercial Regulation, 32 (4), 605-608.

[7] Roberts, R.D., 1984. “A Positive Model of Private Charity and Public Transfers,” Journal of Political Economy, 92 (1), 136-1. Nyborg et Rege (2003) observent cette relation négative entre dépenses publiques et dons. Nyborg, K., and M., Rege 2003, “Does publics crowd out private contribution to public goods?” Public Choice, 115 (3), 397-418. Les preuves de cet effet d’éviction des comportements caritatifs privés par les dépenses publiques restent difficiles cependant à mettre en évidence par manque de données, mais aussi parce que l’effet d’éviction dépend fondamentalement du type de dépenses. L’une des évidences les plus souvent avancée en la matière est l’opposition entre les États-Unis et l’Europe. Les européens donnent beaucoup moins à des associations caritatives que les américains et ils ont aussi des systèmes de protection sociales publiques beaucoup plus développés. Un montant important de dons à l’inverse est plutôt corrélé à une aspiration à la baisse des dépenses publiques, car elle traduit une idéologie plutôt défavorable à la socialisation des ressources (Werfel S.H., 2018, “Does charitable giving crowd out support for government spending ? ”, Economic Letters, 171, 83-86. Voir aussi Garrett, T., and R., Rhine 2010. “Government growth and private contribution to charity,” Public Choice 143 (1/2) 103-120.

[8]   Béguin Katia. 2014. « Sully, une conception des finances et de la dette publique, » in : Albineana, Cahiers d’Aubigné, 26. « Sully, le Ministre et le mécène ». Actes du colloque international des 23 et 24 novembre 2012. Réunis par Cécile Huchard, Marie-Dominique Legrand et Gilbert Schrenck. pp. 135-151.

[9]   « La rente consistait à proprement parler en l’acquisition d’un revenu annuel contre le versement immédiat d’un capital, rémunéré à un taux d’intérêt fixé par le contrat (…). Elle permettait de contourner l’interdiction du prêt à intérêt (l’usure), qui se fondait sur la stipulation conjointe d’un taux d’intérêt et d’une durée de l’emprunt, car la rente ne comportait aucune date de maturité. Soit elle était viagère et s’arrêtait avec la mort de la ou des tête(s) sur lesquelles elle était placée, soit elle était dite héritable ou « perpétuelle », c’est-à-dire perpétuellement rachetable. Dans ce dernier cas, son débiteur, particulier ou l’État, avait la faculté de l’éteindre en temps voulu, en remboursant le capital, ce qui ne pouvait lui être imposé ni refusé par les rentiers. Pour le dire autrement, sa légalité procédait du fait que les prêteurs perdaient le contrôle des fonds qu’ils avaient avancés. Et c’est cette maîtrise entière du choix du moment du « rachat » ou remboursement qui donnait une liberté financière incomparable aux emprunteurs privés ou publics, lesquels n’étaient tenus qu’à la prestation de la rente, soit au service annuel des intérêts, tant qu’ils n’avaient pas restitué le capital. C’est à partir de 1522 que la monarchie française commença à émettre ce type de rente sous la garantie de l’Hôtel de Ville de Paris » (Béguin 2014, p. 137).

[10]   La littérature contemporaine traite de cette question sous l’appellation des banquiers oisifs (lazy bank). Huang, Y., M., Pagano and U. Panizza 2020. “Local crowding-out in China,” Journal of Finance, 75, (6), 2855-2898.

[11]   Kremer, M., et S., Jayachandran 2002. « La dette odieuse », Finances & Développement, juin.