Imaginons qu’un peintre inconnu, à la recherche de nouveauté, ait eu l’idée que l’index tendu de la servante, dans le Reniement de Pierre, rappelait un autre index caravagesque très célèbre, celui du Christ dans la Vocation de Mathieu : deux histoires finalement assez semblables de désignation d’un anonyme dans la foule.
Article précédent : 3 Reniement de Pierre : Les renversements du prototype
L’introduction d’un nouveau thème (1610-1620)
Le reniement de saint Pierre
Attribué à Ribera, 1615-16, Galleria Corsini, Rome
Il se trouve que, sur le papier du moins, une oeuvre répond au problème de cet artiste.
Le soldat en cuirasse du Reniement vient s’asseoir sur un banc, formant le même repoussoir que le soldat en pourpoint devant la table de la Vocation ; et les pièces du collecteur d’impôt se retrouvent sous forme d’enjeu d’un jeu de dés (cercle rouge).
Le vieillard qui désigne lui-aussi Pierre (noter l’ombre de son index sur le corsage blanc de la servante), crée un pivot narratif entre les deux scènes ; lien renforcé par le soldat le plus à gauche, qui quitte le jeu du regard pour porter son attention sur la servante : puisque sa dénonciation est reconnue par des tiers, la scène que que nous voyons est le Deuxième reniement.
A noter une astuce iconographique que nous retrouverons plusieurs fois par la suite, la plume de coq sur le chapeau : ce que Pierre regarde avec effroi, c’est moins le vieillard grimaçant que le rappel cruel de la prédiction.
Ainsi l’ajout du thème des joueurs est plus qu’une variation graphique : il a aussi un enjeu narratif, en permettant de préciser de quel Reniement il s’agit. Tous les « Reniements avec joueurs » qui suivront reprendrons l’idée de Ribera, celui du Deuxième Reniement.
Il existe cependant une exception, dans laquelle aucun des soldats n’est conscient de ce qui se passe…
Une oeuvre-clé : le tableau de la Certosa
Le reniement de saint Pierre
Caravagesque nordique inconnu, Certosa di San Martino, Naples
Anciennement admirée comme un authentique Caravage, cette oeuvre a été l’objet d’une longue querelle d’attribution dans laquelle nous n’entrerons pas [1]. Assombrie et desservie par un accrochage ingrat, la composition, de tout premier ordre, révèle une grande profondeur de conception.
Elle-aussi pourrait bien avoir suivi le même mode d’élaboration à partir des deux tableaux de Caravage, mais en inversant la Vocation. Les deux scènes sont ici totalement disjointes : seule la servante a remarqué Pierre. Techniquement, il s’agit du Premier Reniement.
Les gestes ont subi une élaboration particulière, qui les éloigne des modèles de Caravage : entre les mains ouvertes de Saint Pierre, l’index de la servante désigne moins l’apôtre lui-même que son manteau rouge, tandis que les mains fermées des trois joueurs s’abattent sur la table, laissant visible un seul dé.
Le motif du Jeu de Dés
Crucifixion (détail)
Maître de Giovanni Barrile, vers 1350, Louvre
Or durant toute l’époque médiévale et jusqu’au Moyen-Age, le jeu de dés est un détail très courant des Calvaires, avec la scène des soldats jouant au sort le manteau rouge de Jésus : bien pratique pour illustrer la condamnation des jeux de hasard par l’Eglise [2].
Soldats jouant aux dès la tunique du Christ
Valentin de Boulogne (attribué), 1615-16 , collection particulière
Soldats jouant aux dés la tunique du Christ
Nicolas Régnier, vers 1650, Musée des Beaux-Arts, Lille.
Malgré son intérêt chromatique, le thème de la tunique rouge du Christ est quasiment absent chez les Caravagesques, mis à part ces deux tableaux, l’un très précoce, l’autre très tardif. Comme si durant toute la période, il avait été admis que le traitement oblique, au travers du Reniement de Saint Pierre, était plus intéressant que le traitement direct. Et que le jeu de dés conférait un caractère sacré à leur grand fonds de commerce : les scènes de tripot et de triche.
Joueurs de Dés
Nicolas Tournier, 1619-27, Speed Art Museum, Louisville
L’idée de dissimuler une allusion christique dans une scène de dés n’est pas venue qu’au seul Maître de la Certosa : je vous laisse chercher le manteau rouge.
Un prototype de Ribera ?
G.Pappi [3] considère le Reniement de la Certosa comme une oeuvre du jeune Ribera, vers 1611-1612, qui serait le prototype de son Reniement de la galerie Corsini.
Notre analyse est cohérente avec cette généalogie :
- la composition de la Certosa invente l’expansion du Reniement par le Jeu de Dés : les deux scènes restent indépendantes, et la position similaire des mains invite l’oeil à rapprocher le manteau de l’Apôtre d’une part, le jeu de dés de l’autre, comme si le premier était l’enjeu du second :
comme si le Reniement anticipait le Calvaire ;
- la composition de la Corsini surenchérit avec une nouvelle innovation iconographique, l’homme au chapeau de coq qui joint les deux scènes spatialement, mais aussi temporellement :
- Passé de la Prédiction,
- Présent du Reniement,
- futur de la Crucifixion.
Manfredi
Le reniement de saint Pierre
Bartolomeo Manfredi, avant 1618 (c ) Herzog Anton Ulrich Museum, Brunswick
D’un strict point de vue structural, la composition de Manfredi pourrait bien être postérieure : comme si, le nouveau sujet du « Reniement au jeu de dés » étant acquis, il s’agissait maintenant de le réélaborer, non plus par collage et dérivation à partir des deux oeuvres de Caravage, mais selon une logique propre.
Pierre mis à part, on distingue clairement deux groupes de quatre personnages qui s’étagent dans la profondeur :
- A : deux soldats assis avec béret, pourpoint, et collier cuirassé ;
- B : deux personnages penchés, en rouge et blanc, dont les mains se font écho (cercles bleus) ;
- C : deux soldats debout, casqués et vus de profil ;
- D : deux têtes vues de trois quart, à l’arrière-plan.
Les dés interdits
Il est possible que la scène représente une partie clandestine, bien dans l’esprit « punky » des caravagesques. Tous les jeux de hasard n’étaient pas prohibés, à Rome, mais on sait que le peintre Jean Ducamps fut arrêté en 1625 pour avoir joué à la riffa, un jeu interdit dont la spécificité était de nécessiter trois dés ([4], p 19).
Une trouvaille iconographique
La figure de Saint Pierre présente une trouvaille iconographique [5] : la main droite retournée derrière son oreille fait voir le cri du coq, qu’il entend et repousse à la fois. Pris dans le remords de ses reniements passés, l’apôtre s’exclut des deux historia qui l’environnent : le présent de sa dénonciation, et le futur de la Crucifixion, imagée par le coup de dés.
Les deux Reniements de Valentin
Le reniement de saint Pierre
Valentin de Boulogne, 1615-1617, Fondazione di studi di Storia dell’Arte Roberto Longhi, Florence
Cette oeuvre très ambitieuse constitue une autre restructuration majeure du sujet.
Un instant de suspens
Soldats jouant aux dès la tunique du Christ (détail) Le reniement de saint Pierre
Dans son autre tableau de jeu de dés de la même période, Valentin avait montré l’instant où les jeux sont faits, celui où le dernier dé se pose sur la table. Ici il améliore le suspense en nous montrant le dé juste lâché par la main de chair, tandis que la main d’ombre posée sur la table nous dit que le destin a déjà joué, même si nous ne connaissons pas encore le résultat.
Ce jeu avec l’avenir inéluctable explicite le thème même du tableau : la prédiction de Jésus qui va se réaliser.
Le bas-relief
Le quart du tableau est occupé par un bas-relief antique, dont beaucoup de commentateurs suspectent qu’il devrait donner une clé de lecture de l’ensemble, mais qui est resté mystérieuse.
Valentin a recopié deux des plaques de terre-cuite de la collection Borghese, bien connues à l’époque ([4], p 130) La femme de gauche est une représentation classique de l’Hiver, telle qu’elle apparaît, en compagnie des autres saisons, dans un autre sarcophage bien connu à l’époque, les Noces de Thétis et Pelée de la villa Albani.
Valentin a donc procédé à la fois :
- par collage, en raboutant les deux plaques isolées, dans une démonstration d’érudition archéologique ;
- par caviardage, en supprimant la partie « mariage » de la seconde plaque, ce qui rend inintelligible la figure féminine de droite (une servante ou « pronuba ») , sauf comme pendant de la femme de gauche.
Il ne faut donc pas surinterpréter la portée symbolique de ce cortège. Ce type de bas-relief se retrouve d’ailleurs dans d’autres oeuvres caravagesques comme marqueur typiquement romain et comme hommage au goût antiquaire du commanditaire.
Notons que Valentin s’est amusé à placer l’Hiver juste à côté du brasero, et a peut être choisi la scène simplement parce que la femme de gauche porte différents gibiers, et Hercule porte un boeuf de Géryon : scènes de capture à l’antique, formant un contrepoint païen à la capture qui menace Pierre.
Une composition tripartite
Reste que le bas-relief nous donne bien une indication de lecture, en nous incitant à décomposer en trois couples le « cortège » des poursuivants de Pierre :
- le soldat qui écoute la servante ;
- les deux soldats qui attendent le résultat du coup de dés ;
- le soldat vu de dos, qui écoute l’homme qui sort son pouce de sa cape.
La symétrie de la frise nous fait comprendre que ce troisième couple doit être lu en pendant du premier, comme une autre dénonciation : cet homme à la cape, qui a tout d’un traître de comédie, est en train de dénoncer Pierre au chef de l’escouade : nous en sommes donc au Deuxième Reniement.
La structure ternaire du bas relief nous aide aussi à bien lire la partie centrale : les deux mains qui se croisent appartiennent à deux scènes distinctes, celles des joueurs indifférents, et celle du chef qui désigne Pierre pour se faire confirmer son identité.
Le cube organisateur chez Valentin (SCOOP !)
Le concert au bas-relief
Valentin de Boulogne, 1624-26, Louvre
Dix ans plus tard, Valentin réutilisera la plaque Borghese dans cette oeuvre célèbre, dont la profondeur allégorique est peu à peu redécouverte : ainsi le soldat assis au premier plan, qui masque la Mariée du bas-relief et verse du vin dans une carafe d’eau mise au rafraîchissoir est maintenant reconnu comme une figure de la Tempérance ; à l’inverse, l’enfant qui boit goulûment à l’arrière-plan représente l’antithèse, l’Excès ([4], p 153) .
Se pourrait-il que la table cubique, vue ici par la pointe, joue le rôle ici encore d’une sorte de guide de lecture de la composition ?
Les Quatre Ages de la vie
Valentin de Boulogne, vers 1626, National Gallery, Londres
Dans cette autre toile allégorique de la même période, Valentin organise les quatre âges de la vie selon les quatre arêtes du cube :
- l’enfant qui rêve de capture ;
- le jeune musicien qui rêve d’amour ;
- le guerrier d’âge mûr, qui a lu les livres et connu la victoire ;
- le vieillard riche qui se console avec du vin.
Ici, l’organisation de l’ensemble est moins évidente, même s’il est clair que la face éclairée du cube (la Tempérance, devant le couple antique) se projette dans la moitié droite (l’Excès, derrière le couple moderne).
En poursuivant cette logique, à la face obscure du cube correspondent les personnages de la moitié gauche : le violoniste, le chanteur, et le jeune garçon mélancolique qui, de sa main posée sur la partition, empêche de tourner la page.
Je pense que ce jeune garçon n’est autre que l’allégorie de la Finitude : il interrompt le concert comme le couteau tranche le pâté, et comme l’arête terminale de la frise Borghese clôture son cortège.
Suspens et révélation
C’est alors que nous comprenons que Valentin, maître en camouflage d’allégories, a transcendé la provocation superficielle des trois dés de la riffa en une métaphore très étudiée :
- l’un déjà posé,
- le deuxième touchant par l’arête,
- le troisième encore en vol.
Nous en sommes bien au Deuxième Reniement, et cette main qui lance les dés symbolise très exactement la réalisation en trois temps de la prédiction du Christ.
Notre regard monte alors sur ce dialogue entre un plumet blanc et une crète rouge, qui clôt la composition en haut à droite : il nous annonce, visuellement, que le coq chantera bientôt.
La Diseuse de Bonne Aventure (détail)
Valentin de Boulogne, vers 1620, Toledo Museum of Art
L’association d’idée entre béret rouge et crète de coq n’est pas pure spéculation : elle reviendra sous une forme plus explicite dans ce tableau, qui montre le voleur de la gitane à son tour volé par un enfant (sur ce thème, voir 5.5 Vol simple, vol en réunion )
5.5 Vol simple, vol en réunion )
5.5 Vol simple, vol en réunion )
Le reniement de saint Pierre
Valentin de Boulogne, 1623-25, Pushkin Museum, Moscou
Cette version à six personnages revient à l’exercice de style consistant à combiner les deux sujets de Caravage.
La combinaison est ici franche et assumée :
- la jonction entre les deux sujets est nette, marquée par l’arête du sarcophage ;
- la moitié droite pastiche ouvertement la Vocation de Saint Mathieu :
- la figure pivot (le soldat qui se retourne pour unifier les deux narrations) est une copie presque à l’identique ;
- le soldat de droite scrute les dés comme le percepteur compte les pièces ;
- juste derrière lui, la toque en fourrure est un clin d’oeil au col en fourrure du vieillard aux bésicles ;
- la moitié gauche reprend la structure du Reniement, en modifiant néanmoins Saint Pierre (le geste rare des paumes en avant est peut être une référence au Maître de la Certosa).
Ce tableau ambigu apparaît stylistiquement comme une concession au goût nouveau impulsé par Guerchin (plus rhétorique et moins brutal dans les transitions ombre-lumière), et iconographiquement comme l‘affirmation renouvelée de la filiation caravagesque ([4], p 158).
Les développements en Italie (1620-1630)
Les Reniements de Nicolas Tournier
La datation des oeuvres attribuées à Tournier est entièrement spéculative, basée sur l’influence supposée de Manfredi au départ, puis de Valentin par la suite. Nous resterons donc, pour ses quatre Reniements, sur une datation entre 1620 et 1625, durant la période romaine. L’importance particulière, chez lui, du thème du Reniement est peut être liée à l’obligation d’abjurer sa foi protestante au profit du catholicisme (L.Vertova).
Collection privée (anciennement Colnaghi) Gemäldegalerie, Dresde
Le reniement de saint Pierre, Nicolas Tournier, 1620-25
Ces deux compositions à cinq personnages montrent Pierre au centre, assis ou debout, se chauffant au dessus du brasero et se couvrant de la main droite. Le thème du jeu, supposé connu, n’est évoqué que de manière allusive par la position du soldat de droite, affalé ou endormi sur la table. Ces ingrédients très semblables sont néanmoins combinés de manière très différente.
Dans le Reniement Colnaghi, le soldat debout fait pivot entre les deux thèmes, répartis équitablement dans les deux moitiés. Il participe à la fois :
- à un triangle de mains (index qui énonce, index qui dénonce, main qui serre le vêtement) ;
- à un triangle de visages, sorte de prisme d’où le regard finit par s’échapper vers la gauche.
Dans le Reniement de Dresde, les deux sujets sont disjoints et d’importance inégale :
- la partie Dénonciation se condense, au centre, en une chaîne horizontale de mains ;
- la partie Tripot se confine à une bande étroite sur la droite, délimitée verticalement par deux groupes de mains jointives.
Cette limite fortement marquée attire l’oeil sur la trouvaille graphique majeure des deux mains qui prennent le ciel à témoin :
- en pleine lumière, l’index levé qui confirme la dénonciation ;
- dans la pénombre, la paume levée du faux serment.
Ce jeu de lumière, à lui seul, résume toute l’affaire : le recul de l’apôtre devant la menace du soldat.
Le reniement de saint Pierre
Nicolas Tournier, 1620-25, High Museum of Art, Atlanta
On retrouve le même geste du serment dans la pénombre au centre de cette vaste composition à huit personnages, qui constitue une double citation, de Tournier lui-même et de Valentin.
Le principe des deux sujets disjoints est celui du Reniement Colnaghi, que la moitié gauche reprend directement.La moitié droite est un citation du Reniement de Valentin de 1615-17 : Tournier réutilise le même décor (le sarcophage à droite du brasero) et le personnage du soldat casqué. Dans le bas-relief, il dévoile un personnage supplémentaire de la plaque Campana : la Mariée à droite de la servante. D’une certaine manière, les quatre jeunes et séduisants joueurs répartis autour de cette scène nuptiale tronquée, sont comme les substituts modernes de l’époux antique, masqué par une jambe satinée.
L’idée de ce soldat assis à droite en repoussoir, ainsi que celle du soldat assis sur le coin du sarcophage, pourraient bien être des innovations de Tournier, que Valentin aurait reprises ensuite dans son Concert au bas-relief de 1624-26 : enfin apparaît le Mari, concluant ce fascinant jeu de ping-pong artistique autour de la plaque Campana !
Quoiqu’il en soit, l’oeuvre ne se limite pas à un collage de morceaux antérieurs : elle développe une scansion interne, à la Manfredi, entre les quatre personnages de part et d’autre, conduisant l’oeil vers la « lettre volée » du tableau : le faux serment en plein milieu.
Le reniement de saint Pierre
Nicolas Tournier, 1620-25, Prado
Le Reniement le plus sophistiqué de Tournier vient probablement, en apothéose, à la suite des précédents, vers la fin de la période romaine.
Techniquement, la composition revient à la composition originelle de la Vocation de Saint Mathieu : le thème des Joueurs passe à gauche, et inverse littéralement la moitié « Joueurs » du Reniement d’Atlanta. Les deux thèmes sont maintenant totalement déconnectés puisque la figure pivot, celle du Joueur assis sur la pierre, ne se retourne même pas vers la scène du Reniement.
Celle-ci ne ressemble à rien de connu : un Saint Pierre dont le faux serment s’effectue maintenant en pleine lumière, et de la main droite, est mis en fuite par un soldat sévère, qui le retient de la main gauche par sa robe, et par la servante menaçante, qui tient de la main gauche sa propre robe.
Cette belle femme à la coiffure soignée ne pouvait manquer de convoquer, dans l’imaginaire du spectateur, une autre rousse flamboyante…
Le Christ et la femme adultère (détail)
Valentin de Boulogne, 1620-25, Getty Museum
…cette Pècheresse que Valentin nous montre environnée de soldats : comme si l’accusée, autrefois libérée par Jésus, revenait en accusatrice pour venger la trahison de l’Apôtre.
Voilà qui jette un éclairage nouveau sur la grand scène centrale : l’autre personnage roux du tableau, assis sur la pierre au dessus d’un soldat endormi près d’un brasero, convoque à son tour une autre image forte : celle du Christ sorti du tombeau qui tournerait le dos à Pierre.
Plutôt qu’un collage de figures empruntées ici ou là, cette composition procède d’une manière totalement innovante, en suggérant deux sous-thèmes imaginaires à l’intérieur des précédents :
- la « Vengeance de la Femme adultère » (A2) vient se superposer au Reniement de Pierre (A1) ;
- le « Dédain du Christ ressuscité » (B2) vient se superposer aux Joueurs de dés (eux-même évoquant lointainement le Calvaire).
Autres Reniements italiens
Deux reniements attribués à Jean Ducamps
Quadreria del Pio Monte della Misericordia, Naples Museo civico, Macerata
Le reniement de saint Pierre, attribué à Jean Ducamps, 1624-27
Après des attributions variées, ces deux Reniements sont donnés aujourd’hui au même peintre, Jean Ducamps (Giovanni del Campo). Il est vrai que les deux compositions, qui fonctionnent en sens inverse, présentent des similitudes :
- brasero en position centrale à côté de la table à jouer ;
- soldat au béret de coq assis au premier plan, qui désigne Pierre par dessus la table.
Quadreria del Pio Monte della Misericordia, Naples Nicolas Tournier, vers 1625, Gemäldegalerie, Dresde
Dans la tableau de Naples, les quatre mains qui s’enchaînent au dessus du brasero semblent une surenchère par rapport à l’idée de Tournier dans son Reniement de Dresde.
Une oeuvre isolée
Le reniement de saint Pierre
Anonyme, 1620-25 , Kunsthistorisches Museum, Vienne
La présence de l’architecture invite à une lecture ternaire :
- un jeune officier planté statiquement à côté de Saint Pierre ;
- dans le rôle du pivot, la servante, ou plutôt la prostituée (à voir sa collègue qui enlace par derrière un des joueurs) ;
- une table où l’on boit et où l’on joue aux cartes (deux s’envolent).
Cette composition déconcertante et sur laquelle on ne sait rien tranche complètement avec les oeuvres que nous avons vues jusqu’ici, qui toutes s’inscrivaient dans la « méthode Manfredi » (personnages en cadrage serré, sans perspective, sans décor).
Les développements en Flandres ou en Hollande (1620-1630)
A partir de 1620, les artistes flamands ou hollandais se différencient par l’éclairage à la bougie et le jeu de cartes, qui remplace le jeu de dés.
Honthorst
avant 1620, Musée de Rennes 1620-25, Collection particulière
Le reniement de saint Pierre, Gerrit van Honthorst,
Réalisés l’un à Rome, l’autre après son retour à Utrecht, les deux Reniements au jeu de cartes de Honthorst se caractérisent par deux innovations :
- la scène devient nocturne, éclairée par deux sources de lumière,
- le soldat en repoussoir unifie les deux scènes, en étendant son bras pour agripper Saint Pierre.
On remarque dans la seconde toile le souvenir de la composition de Valentin, jusqu’à l’homme à la cape : c’est ici un complice qui, avec ses doigts, donne un indice au tricheur…
…ou au spectateur : nouvelle manière, encore plus discrète que les dés, d’évoquer les Trois reniements.
La substitution du jeu de cartes au jeu de dés ouvre un nouveau champ symbolique, qui remplace l’allusion à la Crucifixion par une métaphore plus immédiate : la trahison de Pierre est une sorte de tricherie.
Seghers
Le reniement de saint Pierre
Gerard Seghers, 1620-25, NCMA, Raleigh
Cette scène particulièrement mouvementée sera très célèbre, grâce à sa gravure.
Michael Angelo Immenraet, 1673-78, Fresque de l’Unionskirche de St. Martin, Idstein, photo rkd.nl
Cinquante ans plus tard, Immenraet la recopiera encore, en complétant le bas des corps.
Cette popularité tient probablement au caractère didactique et synthétique de la composition, ainsi qu’à ses devinettes :
- les escarbilles à peine visibles, à gauche au dessus de la servante, font deviner le brasero ;
- le joueur vu de dos profite de l’agitation pour mettre une main sur les pièces, et de l’autre pour changer ses cartes dans son dos ;
- l’index pointé de la servante évoque le Premier reniement (1);
- les mains posés sur Pierre du soldat au casque évoquent le Deuxième (2);
- la main qui saisit son poignet évoque le Troisième (3a), d’autant mieux que le béret et le plumet de l’homme, désignés par le geste appuyé d’un autre soldat (3b), font voir le Coq.
Un Reniement par Seghers, détail de Alexandre le Grand dans l’atelier d’Apelle,
Willem van Hacht, vers 1630, Mauritshuis, La Haye
Seghers a dû peindre un autre Reniement au jeu de cartes, cette fois avec des personnages en pieds, dont il nous reste seulement cette miniature.
Autres hollandais ou flamands
Le reniement de saint Pierre
Peter Wtewael, 1624-28, 1972.169, Cleveland Museum of Art
L’idée du soldat debout en repoussoir est venue aussi à Peter Wtewael, dans ce contrejour spectaculaire qui frise avec l’ambiance démoniaque d’une Tentation de Saint Antoine : Pierre se trouve non pas désigné, mais moqué par la servante qui lui a chipé ses clefs, et cerné par un groupe d’hommes ricanants, hérissés de plumes de coq.
Le reniement de saint Pierre
Théodore Rombouts, 1625–30 , Collection du prince de Liechtenstein, Vienne
On retrouve encore le « coq » en plein centre de ce reniement, réalisé à Anvers vers la fin de période où Seghers peignait les siens.
Rombouts s’inspire de la composition la plus célèbre de Seghers (six soldats jouant aux cartes, tous conscients de la dénonciation de Pierre), en l’inversant et en amplifiant son horizontalité, ce qui lui permet de séparer nettement les deux scènes (ligne rouge). Le remplacement des deux bougies par un rayon oblique tombant de la droite fait retour à l’ambiance lumineuse de la Vocation de Caravage.
Georges de La Tour
Le reniement de saint Pierre
Georges de La Tour, vers 1650, Musée de Nantes
Trente ans après Seghers, Georges de La Tour adapte à nouveau la célèbre composition :
- trois personnages sont repris pratiquement à l’identique (flèches vertes) ;
- trois sont fortement inspirés (flèches oranges) ;
- le jeu de cartes devient un jeu de dés.
La Tour a remplacé les deux soldats centraux par un soldat qui se penche vers la table (cercle rouge). Ainsi tous ont maintenant les yeux rivés sur le jeu (sauf le soldat debout à l’extrême droite) : en supprimant le soldat-coq et en déconnectant nettement les deux thèmes, La Tour a donc ramené la composition synthétique de Seghers (les Trois Reniements mélangés) à un sujet univoque : celui du Premier Reniement.
Ainsi recomposé, le tableau didactique devient moralisateur : il présente côte à côte, par le parjure ou par le jeu, deux manières de se perdre [6].
Les surenchères terminales (1620-1650)
La vue frontale s’épuisant, on en vient à des points de vue de plus en plus élaborés.
Le Reniement de St Pierre
Orazio di Ferrari, 1625-57, Capodimonte, Naples, photothèque Zeri.
Cette composition étage les plans diagonalement :
- en haut le bras de la servante masque Saint Pierre qui masque un soldat qui en masque deux autres ;
- en bas la ferronnerie à l’avant du brasero précède la ferronnerie à l’arrière, suivie par la main du Saint à l’avant de la table,
- puis par la main du soldat à l’arrière.
Le reniement de saint Pierre
Adam de Coster, vers 1630, collection particulière
Même progression diagonale, mais à rebours, depuis la table des gardes. On retrouve les deux bougies cachées, appréciées des peintres hollandais.
Le reniement de saint Pierre
Leonard Bramer, 1642, Rijksmuseum
Réalisé à Delft, ce tableau très original sonne comme un anachronisme, dans une Hollande où le caravagisme est terminé depuis 1630. Bramer abandonne d’ailleurs le cadrage étroit, passé de mode, pour montrer des figures en pied (le haut et le bas de la toile ont probablement été recoupés).
Dans un point de vue encore plus anticonformiste, Bramer relègue dans la pénombre et à l’arrière-plan la scène principale (la servante, un soldat et Pierre) tandis qu’au premier plan se déroule une scène énigmatique, un soldat qui semble examiner une tombe à la lumière d’une bougie
En fait, le sarcophage n’est qu’une table à jouer. En faisant mine de chercher quelque chose, le soldat en profite pour glisser un oeil sur le jeu de son partenaire.
Comme dans le Reniement de Terbrugghen, on devine en haut a gauche le départ du Christ, poussé par deux soldats.
Le reniement de saint Pierre
Leonard Bramer, 1625-26, collection privée
A noter que vingt ans plus tôt, à la fin de son séjour à Rome, Bramer avait déjà réalisé ce Reniement de Saint Pierre plus conforme au schéma caravagesque, mais transfiguré par le plan large et la mise en scène théâtrale qui caractérisent son style : à noter la symétrie entre la lampe à huile, côté cheminée, et le croissant de lune, côté coq.
Le reniement de saint Pierre
Bernardo Cavallino, vers 1640, Capodimonte, Naples
A la même époque en Italie, Cavallino exploite la même idée que Bramer (reléguer à l’arrière-plan le sujet principal) dans cette composition théâtrale, bordée à gauche par une sorte de maître de ballet au bâton; et à droite par un rideau rouge.
Le reniement de saint Pierre
Rembrandt, 1660, Rijksmuseum, Amsterdam
Terminons par cette fusion spectaculaire des deux thèmes, non pas latéralement mais dans la profondeur de champ.
Au premier plan, dans la pénombre, la scène du tripot se résume à deux soldats, dont l’un boit dans une de ces gourdes métalliques que Rembrandt affectionnait pour ses reflets. Le thème négatif , le jeu, est remplacé par la boisson.
A l’arrière-plan, dans la pénombre également, on devine en contrepoids le héros positif : le Christ emmené au Sanhédrin, jetant un dernier regard à Saint Pierre.
Au plan médian, en pleine lumière, en équilibre entre le Mal et le Bien, celui-ci n’aurait qu’à se retourner pour répondre au regard du Maître. Mais il reste obnubilé par la Servante, inconscient du signe qu’au seul spectateur elle adresse avec ses doigts : le chiffre Trois de la prédiction.
https://www.archeomatica.it/documentazione/la-negazione-di-s-pietro-di-caravaggio-alla-certosa-di-s-martino-a-napoli-2 [6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Reniement_de_saint_Pierre_(La_Tour)