Les compositions à trois personnages admettent deux autres possibilités pour la figure centrale : soit le soldat, soit Pierre.
Article précédent : 2 Reniement de Pierre : Caravage, la servante au centre
Premier renversement : la servante face à Pierre
Paradoxalement, cette composition minimise (voire supprime complètement) le rôle du soldat : le placer au centre oblige à le reculer à l’arrière-plan, laissant place à un face à face entre la servante et Pierre.
Caravage, 1610, MET
Le reniement de saint Pierre
Spada recopie le Pierre de Caravage et son geste si particulier des mains. En intercalant le soldat juste à côté de Pierre, il modifie logiquement le geste de sa main : de la désignation à la préhension. Il manque alors de place pour caser les deux index tendus de la servante et les dirige vers elle-même : geste rhétorique qui montre ses deux yeux comme pour dire : « oui, Je t’ai bien vu et revu ».
Spadarino, 1610-15, Pinacoteca Nazionale, Bologne
Spadarino remanie complètement la composition de Caravage, et met en scène la dénonciation à rebours du sens de la lecture : il en résulte un effet de rebond qui n’est pas sans rappeler un procédé de Caravage (voir 3 Voir et toucher) :
Caravage, 1602-03, Sanssouci, Potsdam
Spadarino, 1610-15, Pinacoteca Nazionale, Bologne
Le regard du spectateur se trouve comme bloqué par un miroir invisible (en bleu) et forcé de rebrousser chemin. Au delà, les gestes de la servante se répliquent dans ceux du soldat (flèches bleues), redoublant la solidité du blocage.
Pensionnaire de Saraceni, 1615-25, Musée de la Chartreuse, Douai
Cette oeuvre très appréciée (il en existe plusieurs exemplaires) avance d’un cran dans la radicalité : elle mise sur le fait que le spectateur est déjà habitué au traitement standard du thème, et va jouir de ses audaces :
- suppression complète du soldat,
- inversion des conventions habituelles : le personnage hiérarchiquement supérieur est à gauche, dans l’ombre, et assis en contrebas.
Nicolas Tournier (attribué), 1625-30, collection privée (anciennement collection Walpole)
Semblable à la toile de Spada pour la composition générale, et pour la position des mains de Pierre, cette toile est très différente par l’impression qui s’en dégage. La gestuelle, très sophistiquée, a perdu toute brutalité : comme s’ils étaient étrangers à ce qui se joue, Saint Pierre regarde vers le haut et le soldat vers le bas. Seule la servante jette un regard direct sur Pierre, mais ses mains ne dénoncent pas, elles persuadent. Si le thème du Reniement n’était pas fermement ancré dans les rétines, on pourrait croire à une belle gitane embarquée par la maréchaussée, et implorant la charité de l’apôtre.
Cette prise de distance par rapport au thème initial laisse penser que cette toile, attribuée souvent à Tournier, daterait d’au moins une dizaine d’années après celle de Spada (soit à la fin du séjour romain de Tournier, soit au tout début de sa période toulousaine).
Les autres oeuvres avec le soldat au centre sont peu nombreuses et de qualité inférieure. Ces deux oeuvres hollandaises, à la bougie, montrent bien les limites de la formule : le soldat, personnage déjà secondaire dans l’histoire, se fait coincer par les deux figures majeures et pousser à l’arrière-plan.
Terminons par cette composition « à rebours », très atypique, où les soldats apparaissent non pas entre Pierre et la servante, mais au dessus de celle-ci.
L’effet de rebond se produit très loin – avec d’autant plus de puissance – sur l’oblique de la lance. Entièrement basée sur cet effet, la composition devient illisible si on l’inverse,
Second renversement : Pierre au centre
Caravage, 1610, MET
Reniement de St Pierre
C’est sans doute peu de temps après Caravage [1] que ce peintre génois conçoit cette composition totalement remaniée : interversion entre la servante et le soldat à la lance, puis extension sur la droite pour rajouter le soldat à l’épée. Le gestuelle n’a également rien à voir : aucun index tendu, juste des paumes ouvertes, la dénonciation laisse place à la persuasion. Il est donc probable que Strozzi n’avait pas vu l’oeuvre de Caravage, mais qu’il s’est emparé d’un sujet à la mode en le recomposant totalement.
Gérard Seghers à Anvers
Un grand spécialiste du Reniement de Pierre est le peintre Gérard Seghers, retourné de Rome à Anvers en 1620. Dans toutes ses toiles à mi-corps, il place systématiquement Pierre au centre, éclairé par une bougie cachée.
Reniement de St Pierre, Gérard Seghers, 1620-28
Le cadrage serré de Caravage s’élargit vers le bas et vers la droite, laissant place à un second soldat et ouvrant la possibilité de nouvelles gestuelles (main en bas tenant la bougie, le poignet ou l’épée).
Reniement de St Pierre, Gérard Seghers, 1620-28
Cette composition résulte pour l’essentiel du renversement de la précédente, et d’un pivotement des visages. Le soldat à la cuirasse et l’épée, vu de trois quart arrière, s’avance vers le premier plan et masque la flamme de la boucher.
Une autre variante, dans laquelle c’est la servante qui passe au premier-plan pour servir de masque et de repoussoir, nous est connue par cette miniature, et par une copie d’atelier.
Selon Nicolson, cette copie serait la trace d’un autre original perdu, dans lequel le soldat de gauche s’avance lui-aussi au premier plan.
Reniement de St Pierre
A Anvers également, Adam de Coster produit ce Reniement, très proche d’une des compositions de Seghers (en inversant l’emplacement du second soldat). L’étagement dans la profondeur se traduit de part et d’autre de Pierre :
- à gauche par la lance masquant le bras qui masque la bougie,
- à droite par la main sur l’épée devant la main qui empoigne devant la main qui nie
En Italie
Reniement de St Pierre
En Italie, on trouve également deux exemples d’évolution vers la profondeur : Saint Pierre se trouve au centre d’un triangle pointe à l’avant chez Guerchin, pointe à l’arrière chez Preti.
L’épuisement du thème donne lieu à une certaine surenchère dans les gestes :
- Guerchin remplace l’index qui dénonçait Pierre en un index qui désigne Jésus en hors champ, transformant la servante, figure du reproche, en figure du salut, et sa bougie en antithèse du brasier.
- Preti exacerbe quant à lui le geste du soldat, une main agrippant l’épée et l’autre la barbichette.
Frères Le Nain, vers 1648, Louvre
Retrouvé récemment, ce rare tableau caravagesque des Le Nain renouvelle complètement l’iconographie : nous voyons la scène depuis la porte de sortie vers laquelle Pierre se dirige, flanqué à gauche par la servante qui vient de le reconnaître, et à droite par un soldat ahuri, qui n’a pas encore fait le moindre geste pour le retenir.
Entre la servante et Pierre, le visage triste et étonné qui sort de l’ombre matérialise celui dont elle lui parle : le Christ.
Compositions atypiques
Hendrick Terbrugghen,1626-29, Art Institute of Chicago
Cette toile très originale multiplie les effets spectaculaires :
- lance posée contre le mur du fond, dont l’ombre forme une croix au dessus de Pierre ;
- étincelles qui s’envolent au dessus du brasier central ;
- raccourci de la colonne sur lequel le soldat endormi s’est assis.
Au dessus, à l’arrière-plan , départ du Christ entouré de soldats, dont l’un nous regarde fixement.
En approchant son oeil et sa lampe du tableau, le spectateur constate que la main et le regard désignent en fait Saint Pierre, tapi dans la pénombre loin du feu.
Attribué à Adam de Coster, collection privée
Dans cette toile réduite à l’os et rendue volontairement elliptique, seuls les gestes de dénégation (main sur la poitrine) et de désignation (index vers la droite) laissent reconnaître, dans ces deux orientaux enturbannés et emplumés, Saint Pierre et « un de ceux qui étaient là ». De l’absence la servante, on déduit qu’il s’agit du Troisième reniement (voir 1 Reniement de Pierre : premières images).
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