Avant Caravage, la scène du ou des Reniements de Pierre a été peu représentée, sans doute parce qu’elle nuit à la dignité du premier des Papes, mais aussi à cause des complications théologiques et graphiques qu’elle soulève.
Avant d’aborder le renouveau du motif opéré par Caravage, un résumé rapide s’impose.
Dans l’art paléochrétien
Prédiction de Jésus Reniement de Pierre devant la servante
VIème siècle, Sant’Apollinare Nuovo, Ravenne
L’art paléochrétien préfère représenter le début de l’histoire, la prédiction de Jésus à Pierre :
« avant que le coq ne chante, tu m’auras renié trois fois ».
La mosaïque de droite est la seule conservée qui montre également la réalisation de la prédiction, dans une scène à deux personnages (sans le coq) : une servante reconnaît Saint Pierre, et celui-ci renie Jésus.
Dans les psautiers byzantins
Le Reniement de Pierre se limite à la confrontation avec le coq : étrangement, l’image ne sert pas pour illustrer le Nouveau Testament, mais des psaumes de l’Ancien.
Psaultier Chludov, 9ème siècle, fol 38v.
Dans les psautiers byzantins, le Reniement de Pierre illustre le Psaume 39, comme exemple de celui qui aurait mieux fait de se taire :
» Je veillerai sur mes voies, de peur de pécher par la langue; je mettrai un frein à ma bouche, tant que le méchant sera devant moi. « Psaume 39, 2
Psautier de Théodore, 1066, BL Add MS 19352 fol 47v (détail) Psautier de Bristol, 11ème siècle, BL Add MS 40731 fol 65v (détail)
Dans ces deux psautiers, l’image de Saint Pierre en larmes illustre très précisément la fin du psaume :
« Seigneur, écoute ma prière et ma supplication ; entends mes larmes ; ne garde pas le silence. » Psaume 39, 13
Au haut Moyen Age : l’unique psautier carolingien
En Occident, Saint Augustin [1] relie le Reniement de Pierre plutôt au Psaume 38, notamment à cause du verset ci-dessous :
« Mes amis et mes compagnons s’éloignent de ma plaie; et mes proches se tiennent à l’écart« Psaume 38, 12
Psautier de Stuttgart, 800-50, Württembergische Landesbibliothek, Cod.bibl.fol. 23, fol. 49r
Le seul psautier carolingien qui nous reste (mis à part celui d’Utrecht, qui suit une iconographie antérieure) utilise le reniement de Pierre pour illustrer un autre passage du même psaume, relatif au silence :
« Et moi, je suis comme un sourd, je n’entends pas; je suis comme un muet, qui n’ouvre pas la bouche. Je suis comme un homme qui n’entend pas, et dans la bouche duquel il n’y a point de réplique » Psaume 38, 14-15
L’image suit étroitement le texte de l’Evangile de Jean 18,12-25 :
- à gauche Jésus prisonnier est amené à Anne, le beau-père du grand prêtre (une scène dont seul cet évangéliste parle) ;
- au centre Pierre se chauffe et la servante (ancilla) qui garde la porte (d’où son bâton) le reconnaît comme un disciple de Jésus, ce qu’il nie ;
- à droite, le coq chante au dessus de Pierre, qui prend conscience de sa lâcheté. Comme le lui avait prédit Jésus :
le coq ne chantera pas (aujourd’hui) que tu ne m’aies renié trois fois.
Jean 13,38
non cantabit ( hodie) gallus donec ter me negabis
L’image propose plusieurs trouvailles graphiques :
- remplacement du mot Gallus par l’image du coq, à la manière d’un rébus ;
- index accusateur d’Anne parallélisé dans celui de la servante ;
- opposition entre le geste de Jésus (qui se désigne lui-même) et celui de Pierre (qui se lave les mains dans le feu) : manière de montrer graphiquement qu’il se défile devant l’appel à témoignage de Jésus durant son interrogatoire par Anne : « Pourquoi m’interroges-tu? Demande à ceux qui m’ont entendu, ce que je leur ai dit; eux ils savent ce que j’ai enseigné »
Au Moyen âge
Les Evangéliaires médiévaux
Evangéliaire de Reichenau, vers 1020, Clm 23338, fol. 81v, Bayerische Staatsbibliothek Münich
Deux siècles plus tard, cet évangéliaire othonien met en parallèle deux autres scènes :
- l’Arrestation de Jésus (où Pierre le défend vaillamment, en coupant l’oreille d’un des soldats)
- le Reniement de Pierre, où la servante le reconnaît parmi ceux qui se chauffaient.
A cheval entre les deux images – glorieuse et honteuse – le coq sert de lien temporel entre ces deux épisodes, : la nuit de l’arrestation (les disciples dorment) et l’aube de la comparution.
Le brasier, qui au centre de l’image se substitue visuellement à Jésus, est une métaphore du rejet : d’une certaine manière, Pierre brûle celui qu’il a adoré.
Psautier anglais, 1190-1210, Clm 835, fol. 25v, Bayerische Staatsbibliothek, Münich.
Encore un siècle plus tard, ce copiste réussit à compacter l’image du bas pour caser, à droite, la comparution devant Anne, avec Jésus souffleté par un soldat. Le coq, à cheval sur la ligne de séparation, sert ici simplement à identifier Pierre dans les deux images.
A noter le chapeau pointu caractéristique des Juifs, et l’incohérence, d’une image à l’autre, entre les couleurs des vêtements.
Tous les Evangiles parlent des Trois Reniements, puisqu’il s’agit de justifier la prédiction de Jésus :
« le coq ne chantera pas que tu ne m’aies renié trois fois« .
Seul Marc modifie légèrement la situation, en rajoutant un second chant du coq :
« cette nuit-ci, avant que le coq ait chanté deux fois, trois fois tu me renieras » Marc 14,30
Globalement très semblables, les quatre récits divergent par certains détails, que résume ce tableau récapitulatif :
En bleu : détail présent dans un seul Evangéliste. [2]
Une chronologie discordante
Le premier problème est temporel (en rouge) : si tous les Evangiles parlent de violences contre Jésus (un soufflet ou des coups, le visage voilé pour Marc et Luc), deux les placent avant la série des Reniements, un après et un pendant ; à noter que Jean omet l’événement déclencheur de ces outrages : le grand prêtre déchire de rage ses vêtements.
Une topographie discordante
Jean, le seul à parler de la comparution devant Anne, situe le Premier Reniement chez celui-ci, et les deux suivants chez Caïphe. C’est du moins ce que l’on comprend d’après la logique de la narration, assez ambigüe car Jean emploie le même terme de « pontifex » pour désigner les deux, l’un étant l’ancien grand-prêtre et l’autre le grand-prêtre en exercice [3].
Des interlocuteurs différents selon les Evangélistes
Marc (sans doute la plus ancienne version) et Matthieu suivent la même amplification dramatique :
- Reniement 1 : une servante reconnaît Pierre ;
- Reniement 2 : cette servante (ou une autre) le dénonce à « ceux qui étaient là »,
- Reniement 3 : « ceux qui étaient là » dénoncent Pierre.
Ainsi grandit le péché de Pierre : il ment à une seule personne, puis à une devant témoins, puis à tous.
Luc ne s’intéresse pas du tout à cette dramaturgie : après la servante, vient « un autre » puis encore « un autre ».
Jean en revanche est très précis, et donne des détails logiques sur les interlocuteurs successifs :
- la servante qui gardait la porte,
- les serviteurs et satellites ;
- un parent de l’homme à qui Pierre avait coupé l’oreille (et qui avait donc une bonne raison de le reconnaître).
Des discordances gênantes
Bien qu’elles ne changent pas grand chose au message évangélique, ces divergences sont gênantes pour un artiste qui voudrait représenter scrupuleusement la série des Trois Reniements.
Les Reniements de Duccio
Voyons comment s’en est sorti le seul qui s’y soit jamais essayé, à cette période d’intense acuité théologique que fut le trecento italien.
Le Christ devant Anne et les Trois Reniements de Pierre
Duccio di Buoninsegna, 1311, panneaux de la Maesta, Museo dell’Opera Metropolitana del Duomo, Sienne
La complexité narrative fait que ces quatre scènes sont souvent comprises de travers (éviter en particulier wikipedia). Je me réfère ici aux explications de Peter Happé [4].
Le plus déconcertant est l’inversion du sens de la lecture :
- de haut en bas pour les scènes de gauche :
- comparution devant Anne,
- Premier Reniement avec la servante
- de bas en haut pour les scènes de droite :
- Caïphe déchire ses vêtements, Deuxième Reniement avec deux hommes
- premiers outrages, Troisième Reniement avec une femme.
Une solution au problème topographique
Cette complexité de lecture disparaît si, au lieu de voir le dispositif comme quatre cases successives, on se rend compte que les deux premières sont contigües spatialement, et simultanées : Duccio illustre l’évangile de Jean, et montre le Premier Reniement dans la cour où Pierre se chauffe, en contrebas de la pièce où Jésus en même temps comparaît devant Anne.
Pour résoudre la contradiction topographique, Duccio nous suggère que cette cour est commune : elle est située sous la pièce d’Anne, et de plein pied avec la pièce de Caïphe.
La quatrième et dernière case, qui montre la fin de l’histoire, est en revanche déconnectée temporellement et spatialement…
…ce pourquoi Duccio a pris grand soin de souligner que l’escalier fait communiquer la cour avec la pièce d’Anne, mais ne donne pas accès à cette case terminale.
La question des interlocuteurs
Mis à part le Premier Reniement (la servante), les Evangiles se contredisent sur les autres interlocuteurs de Pierre..
Premier Reniement Deuxième Reniement
Pour le Deuxième Reniement, Duccio nous montre deux hommes qui peuvent représenter « les serviteurs et les satellites » (Jean), tout en évoquant « ceux qui étaient là » (Matthieu, Marc) : à noter que leurs manteaux (bleu et rouge), fermés lorsqu’ils étaient assis près du feu, sont maintenant ouverts sur leur robes (rouge et blanche).
Premier Reniement Troisième Reniement
Pour le Troisième Reniement en revanche, Duccio ne suit aucun des Evangiles : il nous montre, vue cette fois de profil, la même servante que dans le Premier Reniement : foulard blanc, robe rouge, bandeau autour de la poitrine, souliers noirs. La seule différence est que sa robe n’est plus retroussée, mais tombe maintenant jusqu’aux pieds.
Ainsi Duccio boucle la boucle avec cette servante imaginée, elle aussi tendant son index accusateur et gardant la porte, solution purement graphique aux contradictions textuelles insolubles du Troisième Reniement.
Hamilton Lectionary, Constantinople, fin du XIème siècle, Morgan Library MS M.639 fol. 271v
Avec cette image synthétique, réduite à l’essentiel (la servante, une porte, Pierre et le coq), et qui sert de récapitulatif final à l’histoire tout entière, Duccio retrouve la même solution graphique que cet enlumineur byzantin.
Références : [1] Saint Augustin, DISCOURS SUR LE PSAUME XXXVII – L’AVEU DU PÉCHÉ OU LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST http://www.clerus.org/bibliaclerusonline/es/dim.htm [2] Comme nous nous intéressons ici aux aspects visuels de l’histoire, le tableau ne prend pas en compte les différences dans les paroles de Pierre lors des différents reniements. Sur ce point, voir Eric D. Huntsman « The Accounts of Peter’s Denial: Understanding the Texts and Motifs » https://rsc.byu.edu/ministry-peter-chief-apostle/accounts-peters-denial-understanding-texts-motifs#_edn45 [3] Sur cette chronologie délicate, voir https://www.levangile.com/Dictionnaire-Biblique/Definition-Calmet-812-Caiphe.htmArticle suivant : 2 Reniement de Pierre : Caravage, la servante au centre
ou
https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1102014725 [4] Peter Happé « Cyclic Form and the English Mystery Plays: A Comparative Study of the English Biblical Cycles and their Continental and Iconographic Counterparts », BRILL, 2016 p 112
https://books.google.fr/books?id=090eEAAAQBAJ&pg=PA112&dq=duccio+denial+of+peter&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwjJ3Lz7yLPzAhUJKBoKHepeC18Q6AF6BAgHEAI#v=onepage&q=duccio%20denial%20of%20peter&f=false