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Compte rendu de lecture : Émile ou de l’éducation, Rousseau, GF Flammarion, édition de 1966

Publié le 11 novembre 2021 par Antropologia
Compte rendu de lecture : Émile ou de l’éducation, Rousseau, GF Flammarion, édition de 1966

Six mois de lecture à raison de trois pages par jour, on peut dire que les presque six cents pages d’Émile ont su occuper mon temps libre. Peu d’anthropologues perdront aujourd’hui leur temps à lire un tel pavé. Et c’est bien dommage, car le livre de Rousseau vaut le détour, tant au niveau scientifique que littéraire.

Émile est avant tout un livre sur l’éducation, qui cache cependant un superbe traité épistémologique, faisant la part belle à l’expérience sensible dans le processus de l’élaboration des connaissances. Émile ne lira pas de livre pour apprendre, il observera, il fera les expériences qui lui sont nécessaires ou qui l’amusent. Émile saura peu de choses mais il les saura bien. Car il aura lui-même élaboré ses connaissances. Il évitera ainsi de préjuger des choses avant de les connaître, et n’accumulera pas en vain des informations qui ne servent qu’à donner bonne image en société.

Page 209 – Quand il s’agit d’examiner l’enfant, on lui fait déployer sa marchandise ; il l’étale, on est content ; puis il replie son ballot, et s’en va. Mon élève n’est pas si riche, il n’a point de ballot à déployer, il n’a rien à montrer que lui-même.

Page 270 – Émile a peu de connaissances, mais celles qu’il a sont véritablement siennes ; il ne sait rien à demi. Dans le petit nombre des choses qu’il sait et qu’il sait bien, la plus importante est qu’il y en a beaucoup qu’il ignore et qu’il peut savoir un jour, beaucoup plus que d’autres hommes savent et qu’il ne saura de sa vie, et une infinité d’autres qu’aucun homme ne saura jamais. Il a un esprit universel, non par les lumières, mais par la faculté d’en acquérir ; un esprit ouvert, intelligent, prêt à tout, et, comme disait Montaigne, sinon instruit, du moins instruisable.

Émile construit toujours ses propres outils, et n’utilise jamais ceux déjà faits par les autres, de la même manière que l’anthropologue avec ses enregistrements et observations. Il n’utilisera pas non plus les catégories scientifiques classiques (car il ne les connaît pas), et se concentrera sur l’observation pour en déduire des idées qui lui sont propres.

Page 185 – au lieu de me servir d’un compas pour tracer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout d’un fil tournant sur un pivot. Après cela, quand je voudrai comparer les rayons entre eux, Émile se moquera de moi, et il me fera comprendre que le même fil toujours tendu ne peut avoir tracé des distances inégales.

Après un cinquième chapitre plein d’émotion, qui touche au roman d’amour entre Émile et la tendre Sophie, Rousseau achève son ouvrage par un voyage. Et c’est l’occasion de reparler des devoirs de l’anthropologue : observer et expérimenter pour connaître.

Page 591 – J’ai passé ma vie à lire des relations de voyage, et je n’en ai jamais trouvé deux qui m’aient donné la même idée du même peuple. En comparant le peu que je pouvais observer avec ce que j’avais lu, j’ai fini par laisser là les voyageurs, et regretter le temps que j’avais donné pour m’instruire à leur lecture, bien convaincu qu’en fait d’observations de toute espèce il ne faut pas lire, il faut voir.

Laissons donc la ressource des livres qu’on vous vante à ceux qui sont faits pour s’en contenter. Elle est bonne, ainsi que l’art de Raymond Lulle, pour apprendre à babiller de ce qu’on ne sait point.

Je tiens pour maxime incontestable que quiconque n’a vu qu’un peuple, au lieu de connaître les hommes, ne connaît que les gens avec lesquels il a vécu.

On est très proche ici à mon avis des exigences de l’anthropologie moderne. Et rien n’est plus éloigné de cette idée que les principes de Levi Strauss, qui propose au contraire de détacher le terrain du travail théorique.

On se rapproche par contre de ce que disait Hume dans son Enquête sur l’entendement à propos de l’acquisition des savoirs. A la différence que le livre de Rousseau, s’il comporte aussi plus d’excentricités, accorde par contre à l’écriture une place de choix. Le travail de persuasion passe par tout un tas de techniques littéraires parfaitement maîtrisées. Rousseau tente de nous convaincre, par la raison bien sûr mais également par le partage d’expériences personnelles, des intonations fortes, des propos cyniques et souvent drôles, mais aussi parfois en utilisant des vérités générales sans fondements qui ne suivent malheureusement pas toujours ses principes épistémologiques. Critique qu’il esquive habilement en annonçant bien haut sa faute avant de la commettre.

Page 509 – Je n’avancerai point ce que je vais dire sans crainte de prendre un préjugé pour une observation ; mais…

On esquisse un sourire avant de continuer sachant que l’on risque de lire des choses grotesques sur les caractéristiques des « sauvages », des « paysans », des « femmes », et autres choses que Rousseau n’a hélas pas vraiment pris le temps d’observer.

Rémi Brun


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