Le gendarme, la coureuse et les bonnes âmes

Publié le 11 novembre 2021 par Juval @valerieCG

coureuse :
- femme pratiquant la course à pied
- gourgandine.
En matière d'idées reçues sur les violences faites aux femmes, je les classerais en trois grands types :
- les idées reçues issues d'opinions politiques sexistes, réactionnaires : être convaincu que le viol dans le mariage n'existe pas puisqu'une femme doit des rapports sexuels à son mari. A part les combattre (et les combattre n'implique absolument de discuter avec eux), il n'y a rien d'autre à en dire.
- les idées reçues par ignorance. Alors je considère qu'en 2021 l'ignorance a bon dos quand tout est à disposition sur le sujet en quelques clics mais admettons que certain-e-s, de bonne foi, ignorent par exemple que l'extrême majorité des viols sont pratiqués par des proches de la victime.
- les idées reçues dont on ne parvient pas à se défaire. Je vais vous donner un exemple personnel. Je sais par exemple que l'habillement des victimes n'a rien à voir dans l'acte de viol. Une étude sur des violeurs s'attaquant à des femmes inconnues dans l'espace public démontrait même que les femmes en mini jupe, aux talons hauts, les attiraient peu car ils les trouvaient trop sûres d'elles pour être sûrs de les maitriser. Et pourtant, lorsque je croise des jeunes filles en pleine nuit, habillées très sexy, je ne peux m'empêcher d'avoir peur. Statistiquement répétons le une bonne fois ; l'immense majorité des viols sont commis par des hommes proches de la victime (famille, conjoint, collègues, amis etc.). pas par des inconnus et encore moins dans l'espace public.
Si je vous demandais quel est l'endroit qui vous fait le plus peur face au viol entre un appartement, une zone industrielle déserte de nuit et une forêt de nuit également, nombre d'entre vous, même en ayant connaissance des statistiques sur le viol et les violences faites aux femmes, ne choisirait pas l'appartement. On est donc face à des idées reçues irrationnelles mais qui sont très présentes et participent donc à une mauvaise vision de ce que sont les violences faites aux femmes.
Il y a deux jours, une adolescente a disparu alors qu'elle faisait son jogging. Les réseaux sociaux ont aussitôt bruissé de personnes outrées qu'elle ait été aussi imprudente et un commandant de gendarmerie a déclaré sur BFM qu'il devenait dangereux de faire du jogging et que c'était une activité à éviter pour les femmes et les jeunes filles.
En dix ans il y a eu moins de dix femmes tuées par des inconnus alors qu'elles faisaient du jogging. Cela reste de l'ordre de l'exceptionnel. Les femmes lorsqu'elles sont tuées (et elles le sont toujours beaucoup moins que les hommes) le sont par des hommes qu'elles connaissent. Lorsqu'elles sont frappées ou violées, elles le sont aussi par des hommes quelles connaissent majoritairement. Au contraire les hommes victimes de viol, coups et blessures ou meurtres le sont davantage par des inconnus.
Alors bien évidemment nous avons des biais alimentés par les media. Lorsqu'une joggeuse disparait, cela fait les gros titres des journaux pendant plusieurs jours, cela sera le cas lorsque son corps sera retrouvé si elle a été assassinée. On en reparlera également lors d'un éventuel procès. Un féminicide par conjoint fera quelque lignes dans la presse ; un peu plus s'il y a eu des manquements judiciaires mais cela sans aucune comparaison.
J'appellerais cela l'effet Dutroux. Tous les plus de trente ans ont été abreuvés par l'affaire Dutroux (une affaire de séquestrations, de viols et de meurtres d'enfants à la fin des années 1990). Il y a eu des milliers d'articles sur le sujet, qui, comme d'autres, ont contribué à façonner l'idée que les pédocriminels qui enlèvent des enfants inconnus pour les violer et les tuer sont partout. C'est sans aucun doute une des raisons qui font qu'on peine autant à mobiliser sur les violences sexuelles sur les enfants et l'inceste en particulier (et je dirais qu'il est aussi particulièrement confortable de focaliser sur les Dutroux ce qui permet de ne pas s'intéresser à ce qui se passe dans nos familles) ; le pédocriminel ca sera toujours Dutroux et jamais un bon père de famille.
J'ai été frappée du nombre d'hommes qui, sans sourciller, affirment vouloir limiter la liberté des femmes pour leur propre bien. Après tout, si faire du jogging en forêt est si dangereux et qu'il faut limiter ce risque d'agressions, pourquoi ne pas envisager un couvre-feu pour les hommes ? Les femmes seraient en sécurité puisque visiblement, tout le monde s'accorde quand même à reconnaitre qu'une femme a peu de risques d'être tuée par une femme inconnue.
C'est la féministe Camille Paglia (quand elle n'avait pas encore décroché) qui racontait qu'il y avait eu des viols sur son campus. L'administration avait alors établi un couvre-feu pour les femmes sans se dire une seconde que le plus logique, si on voulait en arriver là, était de le réserver aux hommes.
La forêt véhicule depuis longtemps une réputation dangereuse. réputation qui a longtemps été avérée ; on s'y faisait détrousser, violer et tuer. Mais les choses ont désormais changé ; la forêt n'est pas spécialement un lieu dangereux en terme de criminalités. pour autant nos représentations culturelles continuent à exploiter la forêt comme un lieu dangereux ; les contes, les films d'horreur pour ne parler que d'eux. des affaires comme celles du tueur en série Michel Fourniret ou Nordahl Lelandais ravivent cette peur quasi atavique, mais irrationnelle en plein 21ème siècle en France, de la forêt, de la campagne déserte en général, comme haut lieu de criminalité.
Toutes les statistiques nous le démontrent, il y a moins de meurtres qu'il y a ne serait-ce que 20 ans. Pour les viols, c'est difficile à estimer sur une période extrêmement longue puisque, par exemple, avant 1990, le viol entre époux n'était pas considéré comme tel dans la loi. Il aurait donc été difficile, si des enquêtes de victimation avaient existé, de le quantifier. Mais très probablement, au vu des chiffres remarquablement stables du nombre de viols dans toutes les enquêtes de victimation ces 15 dernières années, il est probable que les chiffres sur le viol n'évoluent que peu.
Et, toutes les enquêtes le montrent également, une femme a beaucoup plus de risques, répétons-le, avec un homme qu'elle connait, qu'avec un inconnu ce qui n'a pas empêché un commandant de gendarmerie de véhiculer un mensonge.
Mensonge dangereux pour plusieurs raisons. Quelles sont les conséquences à conseiller aux femmes de ne plus courir seules ?
La première est que cela limite la liberté des femmes. C'est Virginie Despentes qui disait, après avoir été violée, qu'elle ne renoncerait pas à ses activités à cause du viol. J'ai moi-même été violée par un inconnu, armé d'un couteau, dans un espace public désert. C'est un viol extra-ordinaire. On ne peut pas mener des politiques publiques à partir de cas rares.
La deuxième évidemment est que vous culpabilisez toutes les femmes qui ont fait du jogging seules et qui ont été violées, agressées ou tuées.
La troisième est que nous faisons vivre les femmes dans la peur constante d'à peu près tout ; sortir, courir, prendre le métro, aller en boite, aller en concert, marcher la nuit, commander à manger, vendre sur le bon coin et donner ses coordonnées. c'est épuisant de vivre dans la peur. Epuisant de trouver des conduites d'évitement. Et épuisant d'avoir en plus de sacrés salopards qui ne trouvent aucun inconvénient à leur dire d'arrêter activité après activité, tout en se lamentant que c'est bien malheureux, mais quand même il faut savoir ce qu'on veut.
La conséquence la plus grave à donner ce genre de conseils ou à croire qu'il y a un réel danger à être seule dans un lieu isolé c'est qu'on ne s'attaque pas aux véritables causes des violences faites aux femmes, qu'on refuse de reconnaitre que le véritable danger pour les femmes est un mari, un ex mari, un père, un oncle, un cousin, un frère, un collègue. Beaucoup moins un inconnu. Faire perdurer media après media, policier après policier, l'idée du violeur/assassin de femmes à chaque coin de fourré, ralentit la lutte contre les violences faites aux femmes car beaucoup finissent par croire - et cela les arrange aussi profondément - que le danger vient des inconnus, jamais des hommes connus.