Le vin et ses défauts : petite leçon de relativité.

Par Afust
"Sans liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur"

Cette phrase de Beaumarchais, mise dans la bouche de Figaro, est mise en exergue dans le journal qui a pris ce nom.
Pour le coup, le Figaro aurait aussi bien pu emprunter une autre phrase au même Beaumarchais !
Je pense en particulier à - toujours dans "le mariage de Figaro" - :
"La sottise et la vanité sont compagnes inséparables."

De quoi s'agit-il donc ?
D'un article qui vient de paraître sous le chapeau "Comprendre le vin".
Oui, "comprendre le vin" !
Si ce truc permet de comprendre le vin, moi je suis Pape à Nijninovgorod !
Ceci dit au delà du fait que, pour continuer à m'inspirer de Beaumarchais, je pourrais dire que :
"En vin* il n'est pas nécessaire de comprendre les choses pour en parler"

L'article qui m'intéresse ici est titré : "Qu'est-ce qu'un vin déviant", et est signé de M-E Lacasse.
Au delà des extraits qui vont suivre, on pourra le lire en suivant ce chemin.
Morceaux choisis :
"Quels sont les défauts vin ? Goût de «souris», odeur d’œuf pourri ou d’étable… Si certaines déviances sont regrettables, d’autres, comme un vin légèrement oxydé ou perlant, trouveront toujours de fervents amateurs."

Faisons simple :
On a parfaitement le droit d'aimer l'odeur de la merde.
Ça n'en reste pas moins de la merde.

Ce cours de relativité appliquée au vin et ses défauts n'est rien de plus qu'une pirouette qui rassurera et confortera ceux qui ont besoin de l'être, sans permettre à aucun moment de "Comprendre le vin", ainsi que cela nous est pourtant annoncé.
La suite est à l'unisson.

"En réalité, s’interroger sur la déviance revient à se questionner sur la norme. «Et c’est quoi, la norme ? Un vin très sulfité ?» lance, un brin provocateur, Antonin Iommi-Amunategui, éditeur et organisateur de salons de vins naturels. «Les vins déviants d’il y a dix ans se trouvent aujourd’hui sur la table des étoilés. Le borderline est apprécié : une touche de souris ou d’arômes fermentaires résiduels apportent un twist, un petit côté sale qui plaît aux amateurs avertis. La norme a beaucoup évolué»."
Ça faisait longtemps que je n'avais pas eu droit aux tirades délirantes d'AIA.
Ca a failli me manquer ...
Bon, bien sur le soufre.
Figure imposée.
Un rien ressassée, et sans jamais aucun fond.
Grosse fatigue de ces caricatures débiles.
Sinon, je ne sais pas bien qui sont les "amateurs avertis", ceux qui aiment "un petit côté sale" mais ils ont l'air trop cool.
Ceci étant dit : au nom de quoi seraient-ils la norme (à part bien sûr pour complaire à AIA, ses potes et ses salons ?).
En outre, je serais curieux de savoir ce que sont les "arômes fermentaires résiduels qui apportent un twist" ?
Que sont-ils, et en quoi sont-ils des défauts ?
Je ne comprends pas.
Rien d'étonnant : je ne suis qu'un oenologue qui bosse sur les fermentations du vin depuis 1997. Donc rien à voir avec les multiples savoirs de nos amis spécialistes autoproclamés de la compréhension du vin et du bon goût.
Note pour plus tard :
Rappeler à ces peintres qu'il va falloir arrêter de nous péter les couettes avec l'acétate d'isoamyle - le goût de banane - dans les Beaujolais nouveaux : car il s'agit, en effet, d'
"arômes fermentaires résiduels qui apportent un twist" aux "amateurs avertis".


Puis ça devient magique :

"Pour la vigneronne Isabelle Perraud, la déviance est d’abord un critère marchand, qui revient à déterminer ce qui est un vin «typique» au sens du cahier des charges. «Il y a les contrôles analytiques et les contrôles de dégustation : un vin avec une volatile supérieure à la norme peut être déviant analytiquement, mais bon au goût !». Quitte, bien sûr, à perdre son appellation et devoir s’étiqueter en Vin de France."
Rien à voir.
La déviance - qu'elle soit liée à l'acidité volatile, aux phénols volatils, au goût de souris ou à l'oxydation (entre autres sujets) - n'indique pas si un vin est typique ou pas.
Elle indique juste que le vigneron a eu un problème qu'il n'a pu ni anticiper, ni corriger et que son vin en porte les stigmates. Et que, à ce titre, il est en train de partir en vrille ou a déjà basculé dans la 4ème dimension.
On peut parfaitement être - ou avoir été - typique mais s'être vautré.
Mais, en effet, la déviance peut être une notion relative.
Je l'évoquais d'ailleurs dans "En Magnum #24" avec mon papier : "Le crépuscule des lieux".


J'y prenais l'exemple classique des marqueurs de qualité des vins jaunes qui deviennent - y compris à des doses bien plus faibles - des déviances (qui devraient être) insupportables dans la quasi totalité des autres vins.
Mais, oui, en effet :
"un vin avec une volatile supérieure à la norme peut être déviant analytiquement, mais bon au goût !"
Tout particulièrement lorsqu'il est accompagné de cornichons et d'oignons grelots.
Je goûtais récemment un cru du Beaujolais avec une volatile à 1.86. Le producteur me concédait avoir eu un "petit problème" de volatile mais me demandait de lui reconnaître une "jolie trame tannique".
Malheureusement, à ce niveau de la compétition je me retire sur la pointe des pieds.


Notons toutefois que certains ont conscience du problème, et que c'est rassurant :

«On ne supporte aucune souris, aucune poussée de volatile. On corrige en permanence, notamment avec des granulés d’homéopathie».

Voilà.
Des granulés d'homéopathie contre le goût de souris.
Il suffisait d'y penser.
[Penser à éditer mon billet à propos du "goût de souris" afin d'y intégrer cet intéressant développement]
"D’un point de vue juridique, «un vin déviant est considéré comme impropre à la consommation lorsque les analyses, en acidité volatile par exemple, dépassent les seuils autorisés» explique Maître Eric Morain, avocat des vignerons nature."
Jusque là nous sommes d'accord : au delà de la limite le ticket n'est plus valable.
Règle commune, de bon sens et - en principe - communément admise.
Puis :
"Une production peut alors être interdite à la vente. «C’est une des raisons pour lesquelles les vignerons naturels sont plus contrôlés : plus de contrôles au chai, dans les vignes, à la cave, au moment de la mise en bouteille»."


Les vignerons (dits) naturels sont plus contrôlés ?
Sans blague ?
On peut avoir des chiffres concernant cette répression indigne ?
Ou alors ils sont contrôlés tout autant que les autres, mais les contrôles donnent plus souvent lieu à mise en évidence déviations organoleptiques ?
Ce qui, on en conviendra, ne serait pas tout à fait la même chose.
Quoiqu'il en soit, cette tentative de victimisation doit pouvoir faire son effet dans un prétoire. Mais pas dans un papier qui prétend nous aider à "Comprendre le vin" en se demandant "Qu'est-ce qu'un vin déviant ?".
Magique :

«Quel intérêt de faire en sorte que le Chardonnay goûte comme le Sauvignon ? S’éloigner du terroir, pour moi, c’est une déviance».
Mais ça n'a aucun sens !
Chardonnay versus Sauvignon ? Il s'agit d'expression de cépages, pas de terroirs !
Rien à voir.
En outre le Sauvignon blanc doit l'essentiel de ses arômes aux thiols variétaux ... qui sont absents du Chardonnay et qui sont liés au raisin lui même (et à son niveau de maturité).
A supposer que l'on arrive à faire qu'un Chardonnay goûte le Sauvignon (je serais curieux de savoir par quel miracle. Simple curiosité) on ne s'éloignerait pas du terroir mais de l'expression du cépage.
Ce qui est un tout autre sujet.
"Il existe pourtant, autant chez les vignerons que chez les consommateurs, une certaine tendresse pour des défauts très classiques comme la fameuse «souris», ce goût de tortilla, de maïs grillé ou de «peau de saucisson». D’autres déviances, comme les vins réduits, à l’odeur d’étable, ont simplement besoin d’être aérés pour redevenir fréquentables on ne peut pas vraiment parler ici de défauts."

Encore une fois : on a tout à fait le droit d'aimer la merde (le goût de vomi, pour ce qui concerne le goût de souris, ou la tripe et le fumier quand on en vient aux Brettanomyces), surtout la sienne.
De là à en faire une règle absolue, générale et normative ...

Alors en effet :

"Qu’est-ce que le bon goût ? «Et qui peut s’arroger le droit de le posséder ?» s’interroge Maître Eric Morain."
Il est délicieux que ceux qui prétendent décider et nous imposer que leurs vins déviants ne le sont pas, qu'ils sont on ne peut plus normaux (la preuve : ils les aiment), viennent dans le même temps se plaindre de la confiscation du goût au bénéfice de certains (les autres).
"La déviance, même dans le vin, reste d’abord une question politique."

Oui, de toute évidence.
Du moins pour ceux qui se vautrent à la vigne et au chai et prétendent en faire une cause politique afin de sauver leurs fesses.

Je suis en train de relire "Le Docteur Pascal" qui nous raconte le combat entre la méthode scientifique et les illusions mystiques :

"Je crois que l'avenir de l'humanité est dans le progrès de la raison par la science"
Ca date de 1893.
Et y a encore du boulot.

 *Beaumarchais n'évoquait pas le vin, mais l'art.