Tu sais que je ne suis pas écrivain dans l'âme; et avant de continuer à écrire des livres imparfaits autant qu'inutiles, cela vaut la peine de réfléchir.
Ella Maillart (1903-1997) s'adresse en ces termes à sa mère dans la dernière lettre de ce recueil qu'elle écrit à sa mère en 1941. Cette réalité que j'ai pourchassée comprend en effet des reportages et des lettres qui ont été écrits entre 1925 et 1941.
Les reportages ont été publiés dans la presse suisse ou française, à l'exception d'un seul, jusque-là inédit, où elle raconte sa rencontre avec Winston Churchill en avril 1936 et où elle vante les admirables jeunes russes, ce à quoi le Britannique lui répond:
J'ai peine à croire tout ce que vous me dites. Mais si la jeunesse tient à s'enrégimenter, elle le paiera de son sang: ça la mènera à la guerre. Elle ferait mieux de se tenir tranquille...
Parmi ses reportages, figure son Enquête au pays des Soviets, de 1931, où elle ne cache pas son admiration pour la jeunesse du nouvel État, après avoir vécu avec elle. Tout ce qu'elle voulait, c'était toucher des êtres vivants et [se] moquer des statistiques.
Ce qu'elle admire, c'est que les jeunes y sont libérés, libres, indépendants du passé, [...] de la famille et de ses devoirs, [...] de la religion et des restrictions qu'elle comporte. Cela ne signifie pas qu'ils soient individualistes; au contraire, ils se bercent d'illusions:
La jeunesse a compris qu'elle faisait partie d'un tout en formation, que la vie était du côté où l'on aidait à cette formation: la jeunesse vit, elle aide de toutes ses forces...
Dans ce texte, cette sportive - elle fait de la voile, du hockey sur terre, du ski à haut niveau - souligne que le sens donné au sport y est bien différent de la conception stérile de l'effort personnel, de la course au record ou du besoin de faire triompher des couleurs:
La culture physique soviétique est un moyen, pour la lutte des classes, d'augmenter les capacités de travail de citoyens actifs et de fortifier la puissance économique, politique et militaire du pays dont ils sont eux-mêmes les maîtres.
Ses autres reportages sont des récits de voyage: son équipée sur un voilier en Méditerranée, ses pérégrinations en Crète, son explication de la guerre entre le Waziristan et les Indes, dont le prétexte a été l'enlèvement d'une Hindoue mineure1 par un musulman:
Les Anglais auraient dû agir en diplomates, en faisant traîner les choses. Quelques semaines se seraient écoulées, au bout desquelles la jeune fille devenait majeure. On n'aurait pas eu à l'enlever à son mari, et le prétexte qui souleva la guerre, disparaissait...
Dans les lettres, elle donne de ses nouvelles à ses parents. D'une façon plus personnelle, elle y raconte ses voyages en Méditerranée, en Crète, en URSS et aux Indes, si bien qu'ils peuvent en connaître les coulisses et les conditions souvent rudimentaires.
Mais ses lettres, dont elle n'est jamais sûre qu'elles leur parviennent toujours, parlent aussi d'autres lieux où elle s'est rendue, notamment en Chine, en Iran, en Afghanistan. C'est finalement, à l'ashram de Sri Ramana Maharishi que se termine son périple.
En sa présence, elle se rend compte que les questions existentielles que l'on se pose ne sont que des mots et ne font pas partie des choses vraiment vitales; et sent que la réponse est en [elle] et que pour qu'elle soit de quelque profit [elle doit] la trouver [elle-même]:
L'endroit n'est pas mal choisi pour cette activité [réfléchir]; et puis voilà que j'ai 38 ans, une vingtaine d'années derrière moi - et peut-être autant devant moi pour trouver cette Réalité que j'ai pourchassée jusqu'ici sur terre et sur mer.
Francis Richard
1 - Cela se passait en territoire administré par les Anglais, où la loi interdit le mariage des mineurs.
Cette réalité que j'ai pourchassée, Ella Maillart, 256 pages, Zoé
Livre précédent:
Regards sur Chandolin (2021)