Continuons nos week-ends consacrés à la culture ; le parcours dans l'oeuvre de Richard Strauss n'est certes pas terminé. Je délaisse aujoud'hui l'opéra pour le lied ; et bien sûr, qui dit Lied en parlant de R. Strauss dit immédiatement les Quatre derniers lieder, composés quelques mois avant sa mort.
La musique a été composée sur trois poèmes d'Herman Hesse et un poème de Joseph Eichendorff : "Frühling" (Printemps), "September" (Septembre) "Beim Schlafengehen" (En s'endormant), Im Abendrot (Dans le rouge du couchant). Il s'agit là du chant du cygne de ce compositeur dont on peut légitimement contester et mépriser les prises de position politiques sous le IIIème Reich (il fut l'un des chantres officiels du régime de Hitler) mais dont les oeuvres témoignent sans conteste de son génie musical. Ce n'est ni le lieu ni le moment de rouvrir le débat sur les "engagements" de l'artiste, vous savez, la question essentielle qui vise à savoir s'il faut ou non séparer l'oeuvre d'art de son créateur.
Les quatre derniers lieder sont composés entre juin et septembre 1948. Strauss va bientôt mourir et il le sait. Cette oeuvre sera donc un chant d'adieu : un adieu plutôt souriant, serein, apaisé. Car ce qui frappe dans cette oeuvre, c'est justement le climat de sérénité que l'on y trouve. Les textes sont assez banals dans leur ensemble, mais la musique est d'une légèreté aérienne ; elle prend son envol vers quelque chose d'invisible, d'impalpable ; la montée progressive de la voix vers les notes les plus élevées dans "Beim Schlafengehen" reflète bien cet envol de l'âme vers un autre monde. Cet adieu est également celui d'un homme qui a toujours voué une adoration sans limites à la voix, et surtout à la voix féminine. Strauss détestait les ténors et d'ailleurs, dans ses oeuvres, ce sont toujours eux qui se chargent des rôles les plus ridicules. (Hérode dans Salomé, Egisthe dans Elektra, le ténor italien, suffisant à souhait, dans Le chevalier à la Rose...) Les grands rôles masculins étaient réservés aux barytons ou aux baytons basses. (Jochanaan dans Salomé, Oreste dans Elektra, Ochs dans Le chevalier, Mandryka dans Arabella...) Il n'hésitait pas à confier les rôles de jeunes hommes à des sopranos, renouant ainsi avec la tradition du travesti : Octavian, dans Le Chevalier, Zdenka dans Arabella, Le Compositeur, dans Ariane à Naxos.
Ces derniers lieders ont été écrits pour une voix féminine. Et c'est d'ailleurs elle qui est au premier plan. L'orchestre n'est là que pour lui servir d'écrin, un écrin diaphane et scintillant, qui ne fait que murmurer et soutenir la voix.
Parmi toutes les vidéos visionnées, j'en ai retenu deux, pour la qualité de l'interprétation : Lucia Popp et bien sûr, l'extraordinaire straussienne qu'était Elisabeth Schwarzkopf.
FRÜHLING (Herman Hesse) par Lucia Popp
Dans les caveux crépusculaires
Je rêvai longtemps
de tes fleurs, de tes cieux bleus,
de ton parfum et de tes chants d'oiseaux.
Maintenant, tu es là, devant moi,
dans tes plus riches atours,
inondé de lumière
comme un prodige.
Tu me reconnais,
tu m'attires doucement vers toi,
et tous mes membres frémissent
à ta bienheureuse présence.
SEPTEMBER (Herman Hesse) par Lucia Popp
Le jardin est en deuil,
la pluie fraîche s'infiltre dans les arbres
et l'été frissonne doucement
car sa fin est proche.
Feuille après feuille
tombe en pluie dorée du haut acacia.
L'été sourit, étonné et las,
dans le rêve mourant de ce jardin.
Longtemps encore, auprès des roses,
Il s'arrête, avide de calme..
Doucement, il ferme
ses grands yeux las.
BEIM SCHLAFENGEHEN (Herman Hesse) par Lucia Popp
La journée m'a rendu las
et il me tarde d'accueillir
en amie la nuit étoilée,
comme un enfant fatigué.
Mains, laissez toute activité.
Front, oublie tes pensées.
Tous mes sens maintenant
veulent se perdre dans le sommeil.
Et mon âme, à sa guise,
veut voler, les ailes libres,
pour vivre plus intensément
le monde magique de la nuit.
IM ABENDROT (Joseph von Eichendorff) par Elisabeth Schwarzkopf
A travers les peines et les joies,
nous avons marché, la main dans la main.
Maintenant, nous nous reposons tous deux
dans le pays silencieux.
Autour de nous les vallées s'inclinent,
déjà le ciel s'assombrit.
Seules deux alouettes s'élèvent,
rêvant dans l'air parfumé.
Viens là et laisse-les tournoyer.
Bientôt, il sera temps de dormir.
Viens, que nous ne nous perdions pas
dans cette solitude.
O calme incommensurable du soir,
si profond dans le rouge du couchant !
Comme nous sommes las de marcher !
Est-ce peut-être ceci, la mort ?