Camille de Peretti écrit comme il nous arrive de penser, en sautant du coq à l'âne, et surtout en racontant les divagations qu’on peut nous aussi faire alors qu'on est en train de travailler, de marcher dans la rue ou même de converser avec quelqu'un. Il est bien connu que les femmes ont la capacité de faire plusieurs choses à la fois. Evidemment elle nous prévient rarement que son cerveau est en train d'imaginer autre chose que ce qui se passe dans la réalité, si tant est qu'on puisse dire qu'un roman raconte la réalité.
Son livre décrit la vie d’Emma, une maman solo, elle-même fille de mère célibataire, qui habite un petit appartement avec Quentin, son fils de quatorze ans. Outre ses pensées parasites, elle a du mal à se concentrer sur son travail (traduire des romans feel-good qu’elle trouve insipides), préférerait plutôt écrire un grand roman et accumule les retards.
Son principal défaut est une phobie administrative qui l’empêche d’ouvrir les courriers importants avant qu’il ne soit trop tard. C’est ainsi qu’elle se retrouve avec un impayé qu’il est urgent de régler (p. 45). Elle acceptera pour cela une mission de conseil chez Kiwi, un géant du web qui veut développer un logiciel de traduction infaillible. Mais participer à cette entreprise, n’est-ce pas contribuer à rendre son métier inutile ? Ce n’est pas la seule contradiction qui taraude Emma.
Quentin, lui, vit des aventures extraordinaires dans les jeux vidéo et s’imagine en gameur professionnel de génie. Il est un jour contacté par une mystérieuse organisation qui veut s’attaquer à Kiwi. Plongés chacun dans leur réalité, au risque de s’éloigner, mère et fils vont se retrouver réunis dans la "vraie vie" par des enjeux qui les dépassent…
Certains passages sont très drôles. Comment imaginer en effet un logiciel qui parvienne à faire la différence entre avocat pénaliste et avocat vinaigrette (p. 112) ? L’imbroglio est un art pour Camille de Peretti qui joue avec les mots en s’appuyant sur l’espèce de déformation professionnelle de son héroïne, tant habituée à traduire les expressions qu’elle en fait autant des situations. Elle nous amène à réfléchir sur ces réalités virtuelles auxquelles nous sommes confrontés, à tel point qu’elles nous font perdre nos capacités d’analyse (p. 42).L’auteure n’hésite pas à se mettre en danger en se moquant d’elle-même : Elle mima la concentration (en réunion) ce qui eut pour effet de la déconcentrer. (…) Pour elle comme pour cette histoire, le personnage du mathématicien est secondaire. Si on lui consacre les paragraphes qui suivent, c’est uniquement pour faire croire au lecteur que l’auteure maîtrise son sujet (p. 109).
Mais si le personnage d’Emma a sans cesse des pensées digressantes, parfois en anglais (elle est traductrice, ne l’oublions pas) ce n’est pas par faiblesse mais par une sorte de clairvoyance. Camille de Peretti ose à la fois nous perdre et railler les métiers du livre. Qui d’entre nous connaissait le mot hapax qu’elle emploie sous une autre forme qu’un hapax au demeurant puisqu’il figure deux fois dans la même page (p. 175) ? Parfois, elle se rectifie elle-même et c’est drôle. On est dans son cerveau.
Les traducteurs lisent mieux que personne. Un livre est un jeu de piste de l’auteur avec ses lecteurs mais d’abord et avant tout, avec lui-même. Tous les écrivains sont des pervers et tendent leurs livres comme on tend un miroir (p. 178).
Elle s’appuie sur une analyse de la littérature pour nous faire réfléchir sur la puissance des sentiments et confronte sans cesse tout ce qui relève du virtuel avec ce qu’on dit être la réalité. Elle invoque les grands auteurs comme André Breton (p. 245) : Celui qui rêve se satisfait pleinement de ce qui lui arrive car l’angoissante question de la possibilité ne se pose plus.
Quelques pages plus loin elle exprime exactement le contraire, avec autant de force. Ayant été abandonnée avant sa naissance, elle préférait payer le prix fort plutôt que de risquer de l’être à nouveau. Une femme libre et indépendante qui choisissait d’être seule plutôt que mal accompagnée, (…) en vertu du principe que pour ne pas être déçue il valait mieux ne rien espérer (p. 249).
On pourrait donc rêver mais à condition de ne pas espérer que ses pensées ne deviennent réelles ? Ça se discute et l’auteure s’y emploie avec intelligence.
Camille de Peretti a déjà publié sept romans dont Thornytorinx (prix du Premier roman de Chambéry) et Le Sang des Mirabelles (Calmann-Lévy, 2019).
Les rêveurs définitifs de Camille de Peretti, chez Calmann-Lévy, en librairie depuis le 18 août 2021