Il ne faut pas être grand clerc pour appréhender l'ampleur du phénomène. Les périodes de confinement, restrictions de déplacement et autres réticences aux rencontres physiques ont incité les organisations, institutions financières en tête, à mettre en place dans l'urgence des alternatives « digitales » à leurs processus habituels. Le résultat est une double aggravation d'une situation déjà délicate pour leurs systèmes d'information, par l'ajout de composants et le report d'indispensables efforts de rationalisation.
Le concept de dette technique est particulièrement utile dans l'objectivation de cette dégradation, à travers une approche comptable de l'« usure » des logiciels. En évaluant le coût de leur maintenance courante, de leurs adaptations aux évolutions externes (des besoins des utilisateurs, des autres éléments dont ils dépendent, des réglementations…), des pertes d'efficacité et des incidents qu'ils provoquent…, voilà un indicateur extrêmement précieux au moment de décider du remplacement d'une brique ancienne.
Les effets de la pandémie se traduisent ainsi par la dette instantanément créée lors de l'introduction de nouvelles applications, généralement élevée en raison de la précipitation dans laquelle elles ont souvent été développées (propice aux approximations et aux anomalies), qui vient s'ajouter à la charge historique, dont le niveau était déjà exorbitant, surtout quand il faut assurer la survie de reliquats des années 80 ou 90. Si les responsables calculaient le passif accumulé, ils seraient certainement effarés.
Hélas, ils sont rares, ceux qui s'engagent dans ce genre de démarche. À défaut, il ne reste qu'à se lamenter sur les proportions consternantes des budgets consacrées au fonctionnement de l'existant (parfois jusqu'à 80% dans le secteur financier), au détriment de la création de nouvelles solutions et de l'innovation. Or plus le problème est ignoré ou, à tout le moins, considéré superficiellement, plus il s'aggrave. Sortir d'une telle spirale infernale n'est possible qu'en instaurant un plan drastique de réduction de la dette.
Bien entendu, dans le contexte présent, la décision, qui implique nécessairement de retirer ou de réformer les systèmes les plus coûteux, exige des compromis déchirants. Car il faut pour ce faire mobiliser des ressources importantes. Soit elles sont prélevées sur les dispositifs actuels, et réduisent alors la capacité de création (difficilement acceptable dans un monde qui change rapidement) et/ou de maintien en condition du patrimoine (avec les risques induits sur la qualité de service aux clients), soit elles sont allouées en propre, et affectent les critères de rentabilité de l'entreprise…
Les (bientôt) deux années qui viennent de s'écouler ont visiblement accéléré les dérives et les conséquences risquent de se manifester à court terme, sous la forme d'une part encore plus limitée de nouveaux développements dans les systèmes d'information des banques et des compagnies d'assurance, donc dans leur faculté à enrichir leur proposition de valeur, voire à simplement répondre aux attentes de leur clientèle, aujourd'hui en pleine transformation. Il est temps d'affronter le monstre de la dette technique.