Ni Suétone, ni Pline, ni Tacite ne citent le nom de Jésus. Ils évoquent vaguement un être nommé « Christ », qui aurait été crucifié, à qui certains chantent des hymnes. Seul Flavius Josèphe parle d’un homme, « si toutefois on peut l’appeler homme », qui aurait accompli des choses merveilleuses, aurait enseigné à des disciples, serait mort et aurait ressuscité (1). Mais, de toute évidence, l'extrait tiré des Antiquités juives n’est qu’une interpolation, un ajout chrétien postérieur. Dès lors, quelle trace avons-nous de Jésus, quelle preuve avons-nous de son existence effective, chez les historiens de l’époque, ailleurs que dans les Évangiles ? Rien de précis. Des rumeurs. Des voix fluctuantes, incertaines et problématiques. Les mots d’autrui. C’est justement sur ce terreau de la parole et des on-dit, du langage et de la rumeur, que Raboni écrit sa pièce Représentation de la Croix (2).
Et c’est lumineux et puissant.
44 scènes, où les paroles du temps du Christ sont rapportées, en de courts échanges versifiés. Des voix en vrac. Une sorte de poème parlé, ou de drame semi-liturgique dialogique. Quelquefois, une voix parle seule : Marie (p.35, 44, 71, 95), Judas (p.23, 60, 70, 75), ou Zacharie (p.15, 19, 33, 51). Ou Pilate (p.85). Ou la Madeleine (p.52, 82, 100). D’autres fois, deux voix parlent entre elles. Et c'est Pierre-Philippe (p.46), Jacques-Judas (p.38), Judas-Pierre (p.65), ou Pilate-Caïphe (p.77, 97), etc. Et, souvent, plusieurs voix dialoguent, se reprennent, discutent, débattent sur ce qu’ils savent, ou croient savoir, sur ce qu’ils ont vu, entendu, entendu dire. Des pêcheurs (p.56). Trois pharisiens (p.36). Des habitants de Jérusalem ou de Bethléem (p.79 et 16). Tous racontent la vie de Jésus, en un récit polyphonique diffracté, depuis cette annonce à Marie, faite – curieusement – par Zacharie (p.15), jusqu'à la résurrection de Lazare (p.102), rapportée par Pierre, par Philippe, par André, Jacques, Marie-Madeleine. Tous, ici, témoignent ou racontent non pas ce que fut la vie du Christ, mais ce qu'ils ont eux-mêmes pu en voir, ou en savoir, ou ce qu'ils ont bien pu entendre, ou comprendre, de ce qui fut dans ces années-là, ou qu'on leur aura rapporté.
L'intérêt du texte est déjà en cela, dans toutes ces nuances qu'il faut mettre pour définir ce que disent les personnages, ou du moins ce qu'ils relatent. Rien ne se passe, mais tout se dit. Rien n'arrive, mais tout se redit dans les paroles de ceux qui furent des témoins, même pas des témoins, parfois, de simples commentateurs, qui furent là ou – souvent – pas là, et qui crurent voir ou crurent entendre. Et qui répètent. Et déforment, interrogent sans cesse, questionnent, demandent. Les ouï-dire. L'incompréhension. La rumeur du quotidien du vivant du Christ trouve, ici, écho dans cette polyphonie de voix qui se mêlent, s'entremêlent, qui se croisent, qui se juxtaposent, ou parfois répètent la même scène, comme la résurrection narrée par Pilate et par le Caïphe, mais aussi par Marie-Madeleine (respectivement, p.97 et 100). Autant dire que les points de vue divergent. Les avis diffèrent. On ne sait pas. Mais on croit savoir. Ou on croit avoir entendu, ou compris, ou vu, même pas vu parfois, juste saisi par morceaux, ou par bribes, dans l'incertitude d'une conscience et d’un moment trouble, d'un temps troublé.
Seul le Christ ne parle pas. On en parle. Lui ne parle pas. On en discute. On en répand des rumeurs. On les commente. On ne cesse de l'évoquer, de rapporter ce qu'il a fait, ou pas fait, ou dit, ou pas dit. Quelquefois, on redit ses mots, qu'on répète en les déformant, ou en ne les comprenant pas. On ne connaît parfois pas son nom, et on le nomme par périphrase : « un enfant né dans ces contrées » (p.18), « le promis » (p.28), « l'autre » (p.28), « l'aventurier de Nazareth » (p.40), « l'hurluberlu » (p.63). Mais lui-même n'apparaît jamais, n'existe que par ce qu'on en dit, qu'on en devine, qu'on a cru entendre sur lui, ou cru comprendre de ce qu'il a fait. Aussi ne comprend-on pas vraiment ce qu'il dit dans ses paraboles, quand il enseigne (p.65-6), ou quand il marche sur les eaux (p.56-59), quand il ressuscite (p.97-99). Ne sait-on pas interpréter tout ce qui relève du divin, chez lui, ce qui est vrai et ce qui n'est pas vrai, et qui apparaît, dans ces voix de témoins, comme flou, incertain, peu probable, sujet à caution. Et, pourtant, sa parole est forte, puissante, « est si grande / que tous, qui sait jusqu'où, jusqu'à quand / ne peuvent pas ne pas l'avoir entendue » (p.107). Elle est – comme l'écrit Raboni – « un grand vent qui chasse les nuages » (p.31), mais seulement pour ceux, peu nombreux, qui peuvent l'avoir entendue. Et s'en souviennent (2).
Dès lors, que faut-il en penser de cela qui est arrivé, semble-t-il, il y a deux mille ans ? Raboni ne répond pas. Il laisse la parole aux témoins de l'époque, ceux qui ont vécu au temps du Christ sans bien savoir ni comprendre ce qui se passait. Il laisse dire, et joue subtilement à décaler qui raconte quoi, avec une savante ironie. Ainsi Judas narre-t-il la Cène (p.65) ; Zacharie l'Annonciation, où, à coup sûr, il n'était pas (p.15) ; Joseph, Marie, ou le gardien, la scène du Christ chez les docteurs, depuis l’extérieur du temple sans rien voir (p.24). Et c'est même Pilate qui raconte au Caïphe ce qu'il a compris de l'histoire de la Résurrection (p.97). Raboni ajoute même, parfois, des scènes, des rencontres improbables : Judas, Marie, dialoguant (p.48), et Marie disant à Judas que, parmi ses disciples, il est « le seul qui pourrait le protéger » (p.48) assurée qu'elle est – dit-elle – qu'il « ne le trahir(a) pas » (p.50). Judas, justement, apparaît très souvent comme une figure différente, un Judas d'avant la traîtrise, d'avant Judas, un Judas doux, intelligent, et sensible. Un autre Judas (p.23 et 60).
Ainsi Giovanni Raboni revisite-t-il les Évangiles en en reprenant toute l'histoire. Sur quoi fondons-nous notre foi ? En quoi mettons-nous nos croyances en un Dieu, en un au-delà qui donnerait sens à nos vies ? Sur des rumeurs, vient nous dire ici Raboni. Sur des on-dit, sur des propos rapportés par des gens qui n'ont ni bien vu, ni bien entendu. Sur rien de certain, semble-t-il, puisque rien de ce qui fait le Christ de Jésus n'est valide ici, certifié, et authentifié. L'annonciation ? Un fait que même les gens d'alors n'ont pas compris (p.15), dont Marie n'a gardé à peine que « quelques phrases » (p.21) et qui n'est, pour elle, qu'un songe (p.20). Les noces de Cana ? Un moment dont on ne se souvient que vaguement (p.33). L'Eucharistie ? Un geste dont il n'y aurait « rien à comprendre » (p.66). Et la Passion, la Résurrection ? Quelque chose de trop grand pour lui (p.86), ou ce à quoi on « ne voudra (…) croire » (p.97), qui n'est pas « facile à croire » (p.101). Des voix confuses rapportent ces faits qui, pourtant, sont le socle de toute croyance. La résurrection de Lazare, elle-même, s'arrête à la fin, avant que celui-ci ne ressuscite. Et l'on ne sait si elle a eu lieu (p.107). Telle est la force de la foi en un Dieu, en une religion, que d'attester être véridique ce qui n'est jamais qu'incertain, dit Raboni, incertain et problématique. Et, cependant, dans cette histoire, quelque chose brille, quelque chose luit. Dans ces faits souffle encore un vent qui ébouriffe notre pensée rationnelle, et la met à mal. Là est l'œuvre de ce qui fut un homme, et plus qu'un homme, et dont Raboni donne à voir, avec l’actualité brûlante de dialogues écrits au présent, toute la vie et toute l’importance.
Toute la grandeur.
Christian Travaux
Giovanni Raboni, Représentation de la croix, traduction de l’italien par Jean-Charles Vegliante, éditions Le Bruit du Temps, 120 p, 19 euros.
Flavius Josèphe : Antiquités juives, XVIII, 63.
Le premier livre de poésie publié par Giovanni Raboni, Gesta Romanorum, mettait déjà en scène, en 1951-1954, les personnages des Évangiles, Jean-Baptiste, Saint Pierre, la Madeleine, ou Judas.
Giovanni Raboni fait dire à Pierre, à la fin du livre : « Mais combien / vraiment auront vu et entendu / et combien au contraire ne se souviendront / que de voix confuses » (p.103).
Extrait (p.57-59) :
Des pêcheurs.
Pourtant quelque chose, pas très loin,
alors que je me débattais encore dans les vagues,
m’avait-il semblé…
Mais quoi ?
Des débris ?
Des corps de noyés ?
Je ne sais pas…
Peut-être seulement une lueur, la nuit qui devient
moins épaisse, un présage, peut-être,
du matin…
Du matin ? là,
au milieu de la tempête ? et à cette heure ?
Tu as raison : ma vue sans doute
m’a-t-elle trahi.
Mais non, moi aussi,
moi aussi, avant, là-bas…
Toi aussi ? une lueur,
toi aussi, qui se mouvait ?
et qui avait
la forme, presque, d’un homme ?
et qui s’avançait,
sur la mer, comme quelqu’un
qui…
est debout sur l’eau ?
qui marche ?
qui, pendant que tout autour,
les vagues…
pendant que tout autour,
grondants, hérissés les flots…
s’avance
comme le long d’un sentier ?
comme à l’intérieur
d’une bulle, toute à lui, de calme ?
une bulle
toute à lui, de calme et de lumière ?
Mais qu’est-ce que
vous dites ?
vous ne voulez pas, frères, me faire croire
que vous avez vu un homme
marcher sur l’eau.
Quoi ? un homme ?
sur l’eau ? non, sûrement,
je ne voulais pas dire cela.
Ce n’est pas cela
que nous voulions dire.
C’était, plutôt,
une lueur…
C’était, peut-être, le blanchoiement
de la mer…
C’était un élancement dans mes yeux
épuisés…
C’était un rêve.
C’était notre rêve
d’être encore, après une telle nuit,
sur la mer, contre la mer, ensemble, vivants.