C’est assez étrange que je choisisse de vous parler d’un des sujets qui est le plus traumatique pour moi, le suicide, à un moment où je suis extrêmement fragile. A ce sujet je fais un bref aparté sur les trigger warning. Je suis toujours étonnée (et le terme n’implique aucun espèce de jugement) que certain-e-s les jugent utiles pour eux-mêmes. Le tw suicide, a, a contrario, un effet extrêmement négatif pour moi. Je m’explique.
Mon père s’est suicidé en 1998. Depuis cette date, je lutte donc pour qu’un jour, le traumatisme associé disparaisse. J’ai définitivement renoncé à ne plus éprouver a minima un pincement lorsque je lis le terme qualifiant la manière dont il s’est suicidé ou que je vois une scène du genre au cinéma par exemple. Sur le terme « suicide » c’est en général a peu près accompli. Je peux lire le terme, l’écrire sans que cela soit trop perturbant. Je passe sans aucun doute plus rapidement dessus, je ne m’arrête pas. Le « tw suicide » me rappelle que ce terme a eu un potentiel traumatique pour moi. Il me fait m’arrêter, réfléchir et en général stresser. Bien évidemment j’écris cela simplement pour réfléchir à la manière dont des outils utiles pour certain-e-s peuvent être contreproductifs pour d’autres. Il n’est absolument pas question ici de se moquer ou de dénigrer celles et ceux qui en utilisent.
Mon père était un homme blanc hétérosexuel CSP +. J’en vois certains lever les yeux au ciel à cette énumération ; et pourtant elle est importante pour comprendre le suicide. Ce n’est pas n’importe qui, qui se suicide. Aux USA, même si sans aucun doute on mésestime le taux de suicide des hommes noirs (voir par exemple cet article) , les hommes blancs se suicident davantage.
Mon père était également un homme qui a été résistant, arrêté, torturé et déporté. Il en est sorti avec des handicaps et un syndrome de stress post traumatique profondément important. J’écoute chaque fois avec un mélange d’incrédulité et de colère des gens parler « d’époque victimaire » quand je pense aux millions de déporté-e-s revenu-e-s sans pouvoir parler (se rajoutait en plus pour les déportés juifs, homosexuels ou tziganes, le fait qu’on a longtemps nié, minimisé – et on continue à le faire - la raison pour laquelle ils avaient été déportés) et se trainer des traumatismes profonds sans pouvoir parler. Alors oui je préfère une époque où l’on shoatiserait la main au cul, pour reprendre cette expression immonde de Finkielkraut, reprise par Sabine Prokhoris, aux décennies antérieures, sans aucun doute. Parce que si la shoatisation de la main au cul veut dire qu’on se préoccupe de la santé mentale des gens, que leurs traumas apparaissent à d’autres ridicules ou pas, cela me semble un progrès. Mais bref.
Dans ce texte, je voudrais évoquer ce que la violence des hommes hétérosexuels – et le suicide est un acte de violence – peut faire aux femmes de leur famille. Je ne compte plus au cours de ma vie les gens qui m’ont demandé où nous étions, ma mère et moi, lorsque mon père est mort (« on faisait le nœud » ai-je tendance à répondre). Est-ce que nous n’avions rien vu ? Pourquoi ne nous étions pas occupées de sa santé mentale ?
Depuis deux ans je fréquente les hôpitaux. D’abord pour ma mère, puis pour moi. Les femmes sont partout, elles sont les amies, les sœurs, les femmes, les ex-femmes, les belles-sœurs, les tantes, les filles et bien sûr les patientes. Les hommes sont si peu nombreux ; ils sont des patients, parfois des maris. A tel point que comme toujours, lorsqu’un est présent, il est vu comme un demi-dieu. Sur twitter des assistantes sociales en hôpital m’ont dit avoir vu des cas où des femmes s’occupent des parents de leur ex mari, qui ne veut pas en entendre parler.
Je ne vous apprendrais rien en disant que les femmes sont en charge du care ; elles doivent s’occuper des malades, des enfants, des personnes âgées, des homme célibataires autour d’eux, de leur mari. Et invariablement également lorsqu’un homme commet un acte de violence, une partie de la responsabilité est imputée aux femmes. Même nous féministes lorsqu’un homme nous envoie une dick pic avons parfois la tentation d’en avertir sa mère. Ca vaut pour les violences sexuelles « on l’a cherché », ca vaut pour la délinquance « les mères célibataires ». Derrière un homme violent, se cache toujours une femme qui l’a poussé à le faire.
Alors sans surprise le suicide des homme hétérosexuels est souvent imputé aux femmes. N’ont-elles pas pris assez soin de lui ?
Mon père s’est suicidé âgé. Alors même si évidemment la déportation a un rapport, je ne saurais réduire son acte à cela. Il s’est suicidé alors qu’il était à la retraite (et qui pour a connu les médecins généralistes dans les années 1960 à 1990 dans des petites villes c’étaient des demi-dieux), qu’il avait donc perdu son cercle social, qu’il avait de lourds problèmes de santé. On appelle cela « aggrieved entitlement », l’impossibilité de faire le deuil des privilèges masculins et de réfléchir à la masculinité. Mon père, sans aucun doute, n’a pas supporté, de perdre ses privilèges ; et il y a mis fin comme le font les hommes ; par une intense violence.
Je me suis remémorée il y a peu tout ce que j’avais pu entendre lors de son suicide. Je l’ai additionné aux autres réflexions entendues par des femmes dont les maris, pères, petits-amis s’étaient suicidés. J’ai souvenir d’une fille qui avait quitté son petit ami après une énième crise de violence. Il s’est suicidé en prenant bien soin de dire qu’il le faisait à cause d’elle. Bien évidemment, elle est jugée comme seule responsable de son suicide.
Ma mère et moi avons été jugées comme responsables du suicide de mon père et j’affirme clairement que l’inverse n’aurait pas été. Si ma mère s’était suicidée, on lui aurait reproché d’être une mauvaise épouse et une mauvaise mère, qui abandonne mari et enfant.
Encore une fois donc un acte violent essentiellement pratiqué par des hommes doit ensuite être assumé par les femmes, qui se retrouvent en plus souvent à devoir assumer seules les enfants du couple.
On reproche aux femmes les viols que les hommes ont commis, aux mères les dickpics que leurs fils ont envoyées, aux femmes les coups que les hommes leur ont donnés, aux mères solo les délits que leurs fils ont commis, aux divorcées la violence de leur ex mari et aux épouses les suicides qu’ils commettent. Parce qu’on aurait du se charger de tout cela. Gérer leur santé mentale, gérer leur violence, courber la tête, faire le dos rond.
Je regardais il y a quelques jours « Ils ne vieilliront pas ensemble » de Pialat. A la fin Marlène Jobert arrive enfin à quitter Jean Yanne, un homme misogyne, violent, agressif, cruel. Bien évidemment comme elle lui échappe enfin, il la veut enfin, celle qu’il écrasait de son mépris. Elle lui dit qu’il espère qu’il ne va pas se suicider, car « on le lui reprocherait ».
L’autre point dont je voudrais parler est ce que le suicide provoque. J’ai passé les six mois suivant la mort de mon père à visualiser, couchée dans mon lit, une épée, qui allait s’enfoncer dans ma tête (oui je suis une personne assez simpliste et quand tu parles d’épée de Damoclès je vois une vraie épée). Je ne me suis jamais départie de l’idée que je finirais « comme mon père » et le fait est que je n’aie pas tout à fait tort puisque le suicide est plus fréquent dans les familles où il y en a déjà eu.
Mon père a introduit le suicide dans ma vie. Avant le sien, je n’avais jamais eu aucune pensée suicidaire, j’avais tout un tas de conduites à risque mais pas celle-là. Depuis l’idée de suicide est là et plane. Lorsque je pense au suicide de mon père, la première pensée est la rage de m’avoir transmis un patrimoine aussi pourri. Je n’ai jamais culpabilisé de son suicide (alors que j’ai une tendance assez remarquable à m’en vouloir pour tout et n’importe quoi) mais je l’ai intégré à ma vie. Lorsque ma mère a appris son cancer du pancréas, elle m’a dit qu’elle se suiciderait avant de trop souffrir. Ces temps-ci, puisque j’ai possiblement un pré-cancer (je ne sais même pas ce qu’est un « pré cancer » je retiens davantage le cancer dans l’histoire), j’y pense également. Ce qui est un peu ridicule d’ailleurs ; pour échapper à la mort, allons-y plus vite ! On ne sait pas bien si l’effet Werther et Papageno existent réellement ; il y a de nombreuses controverses sur le sujet. Il ne s’agit évidemment pas de croire, dans la contagion familiale, à croire à une quelconque transmission génétique, ni à un quelconque déterminisme. On me dit très souvent que je ressemble à mon père. C’est vrai, je lui ressemble physiquement, j’ai hérité de ses colères, ses emportements, alors pourquoi n’aurais-je pas hérité de ce bagage là également ?