Écrire comme une bête
Ce qui reste de nous, qu’est-ce que ça peut être ? Ce qui laisse sa trace, son empreinte, comme font les animaux sur leur passage, inscrivant des signes dans la terre avec leurs minces pattes fugitives, se faufilant entre les ronces et les taillis dans une sente qu’ils inventent en disparaissant. Je pense à ce poème où Fabienne Raphoz reprend ce conte, « Il était une fois », au cœur de la forêt, lieu des apparitions : « L’air ouvert devant moi/ s’était déjà re/ fermé un chevreuil me/ surprit comme une pensée soudaine // derrière l’écran. » Il y a ce bref appel d’air amorçant l’irruption d’un autre monde, quasi-féérique, de sorte qu’on ne sait plus qui surprend l’autre, si c’est la femme épiant la bête, ou la bête venant surprendre celle qui veut non pas la chasser, mais simplement la voir. Ce qui reste de lui, déjà abstrait par le mot, ou par la mémoire, ou les deux, c’est cette pensée du chevreuil, c’est-à-dire son souci. Cet amour de loin, « derrière l’écran », que ce soit celui des feuillages ou d’un ordinateur, va vers la bête sans l’effrayer, revenant avec le geste du poème, sur le mode heureux de la coexistence. Ou encore, plus loin, il s’agit bien de céder l’initiative aux animaux, jusqu’à échanger les rôles : « et si je rêve / que ce soit le rêve/ de la fauvette/ me rêvant ».
Écrire de la poésie, à ce stade, c’est aussi une façon de laisser sa trace sur le papier, d’une façon discrète, rendue à une forme de sauvagerie comme dirait Pierre Vinclair, et de permettre aux lecteurs de la suivre, cette trace furtive, intermittente, qu’on perd pour la retrouver plus loin, et qu’on dirait déjà à moitié recouverte par de la neige fraîche. On la lit comme on suit des insectes, comme si les mots devenaient ici des signes vivants, comme si la poésie allait réaliser enfin ce vieux rêve de décrypter le grand livre de la nature : « Ne plus lire que le sentier et la sève / suivre les encyclies et les araignées d’eau ». Et c’est aussi un flux secret, irriguant les lignes et remettant la langue en mouvement, comme « l’eau fuit / sous la / rivière » après que la « gelée / avait pris / sa couleur/ ambre rousse/ translucide ».
Pour nous qui suivons Fabienne Raphoz à la trace, de livre en livre, nous savons bien quel parfum particulier émane de ses poèmes, l’odeur de ses images, les couleurs vives de ses vers rares, serrés, les cris d’oiseaux qui s’échappent des pages, le plaisir à nommer, à écouter, à compulser le dictionnaire des bêtes (sachant que « science fait merveille augmente / l’énigme comme poème ») et de leurs biotopes à travers des siècles d’Histoire. On trouve en effet, en bas de certaines pages, des indications de dates et de villes très lointaines, qui permettent d’embrasser des laps de temps énormes, rendant soudain minuscule l’échelle d’une vie, quand il se trouve que cette année-là, oui, on est passé par là. Par exemple cette notation, entre autres : « Xérokambos – 2700 av. J.C. – 2019 ».
La tentation de l’épopée plane, certains poèmes en font mention, mais elle est aussitôt ramenée à ses impossibilités modernes et ses interruptions, pour se consacrer plutôt au petit, au fragmentaire. Ces héros-limites de Pourquoi l’oiseau, ce bestiaire de Blanche baleine, on les retrouve sautillant de livre en livre (« c’est tout l’uni/ vers chouette » écrit Fabienne Raphoz en évoquant à nouveau Lady Hulotte dans « Naturantes »), suivant de nouvelles configurations poétiques liées à la fois à l’observation et à la forme qu’adoptent les textes. Personnages reparaissant, migrateurs revenus pour des « jeux d’oiseaux dans un ciel vide ». Dans la séquence intitulée « Sur le terrain », « j’apprenais des oiseaux » dit la poète, se confiant à ces petits professeurs tout pépiant et voletant, antithèses des pédants. Elle raconte : « Nous suivions un bras mort de la rivière basse », renouant au passage avec le rythme large de l’alexandrin, au rythme d’un voyage initiatique qui comprend ses manques, ses déceptions : « nous espérions le vol d’un Faucon pèlerin ». Mais ce qui compte avant tout c’est la marche-qui-est-démarche, l’en-allée-vers-l’envol, le temps-donné-à, l’écoute-qui-n’est-pas-une-traque, le regard-qui-se-pose-sur-l’oiseau-comme-un-oiseau. Et c’est toujours cette écriture tenue, juste quelques notes justes, faites pour nous trotter dans la tête et nous servir de musique.
Que reste-t-il de nous ? Dans ces nappes de blancs, on trouve des mots pas à pas qui font comme les empreintes physiques d’un corps, de ce « nous » à la fois singulier et pluriel qui réfléchit (qui fait retour) sur ce qui s’accumule et se détache d’un être au fil de la vie, ses « en vie », mais aussi ce qui tombe des hommes dans leurs ébrouements sans précautions. D’où l’ambivalence du titre, qu’on peut entendre sur le mode de la relique et du témoignage (« Qui sera le prochain témoin ? ») : voici ce qui reste de nous, notre amour, nos yeux, notre vécu à peau nue déposé sur du papier, bientôt un peu de terre et d’os ; et d’autre part, sur le mode du constat et de la plainte, voici ce que nous tous nous laissons derrière nous, collectivement coupables des massacres et gaspillages, et nous avons bien conscience que nous ne laissons pas grand-chose, ni de l’équilibre ni de l’abondance antique de la terre. « Le monde s’étiole non loin ». Ce qui reste, donc : une écosphère abîmée, entamée, pillée, épuisable, d’autant que le moindre geste se répercute ailleurs avec des conséquences potentiellement catastrophiques, vu que tout est lié. Une double page, animée d’un troublant effet de miroir, présente un passage de George Sand traduit en poème qui commence par cet axiome : « Toutes les existences sont solidaires / les unes des autres », sachant qu’une individualité seule perdrait son sens et sa raison. Par conséquent, dans un monde en pleine déliaison, le poème enregistre un rituel de déploration : « Tel pleure le Vogoule / ce monde mort, ne l’ai mandé ». J’en viens à rêver un instant sur l’empreinte carbone de l’encre, de l’écriture. Que faisons-nous ? Qu’avons-nous fait ?
La logique qui anime ce livre est donc double, celle de l’inventaire et celle de la célébration élégiaque, qui vise à explorer encore la splendeur et la diversité du vivant dans la conscience intime de sa disparition, qui noue la gorge alors même qu’elle voudrait chanter (« je ne sais plus chanter »). La liste peut devenir prière, comme quand Fabienne Raphoz incante des végétaux et des animaux, derniers dieux sourds, taciturnes et effacés : « Welwitchias, séquoïas,/ Ginkgos bilobas,/ Limules, libellules,/ Requins lutin,/ Chimère, Sphérodon,/ Nautiles, Crinoïdes,/ Amblypyge, cœlacanthe / Priez pour nous ! ». Le poème rime ensemble ces noms étranges et exotiques dans une caisse d’échos qui les fait tenir en monde, au moment où ils sont menacés d’extinction, où ils sortent du langage et probablement de toute représentation pour le lecteur lambda. Rappeler les images, telle est sans doute la vocation de ce dessin de Ianna Andréadis, en couverture, qui retrace en noir et blanc le corps hiéroglyphique d’une longue libellule attachée à ses deux l : on voudrait y lire une sorte d’idéogramme qui signifierait la façon qu’a la nature de se manifester, volatile, éphémère, en équilibre précaire sur la page. Plus loin, quelques photographies ponctueront les poèmes histoire de donner à voir, de renforcer les fictions d’images qui naissent des poèmes avec des fragments de paysages, autant de preuves d’existences.
« Nous suivions l’erre d’un demi-deuil nous oubliant » prélude un poème. Pourtant, dans ce climat, les restes ne sont pas du déjà-mort, et les vers refusent de tourner au rituel funéraire. Il reste un espoir : « demain serait un autre jour », reprennent plusieurs poèmes au conditionnel, comme si la page de l’entropie pouvait encore être tournée. Espérons. Faisons cette hypothèse, donnons-nous encore le temps qui manque, le temps qui reste : « rêvons d’un sur/ croît de sur/ sis ». Car les yeux de la poète ne servent pas à pleurer, mais à s’émerveiller. Il ne s’agit pas de battre sa coulpe, ni d’entrer dans une démarche polémique ni belliqueuse (« n’est pas épique / ni surtout guerrier »), mais de se pencher sur tout ce qui nous entoure, et que nous écrasons sans même le voir sous nos pas de géants indifférents au mal que nous faisons, quand il ne nous concerne pas directement. C’est pourquoi ce livre ne tourne pas au procès de l’humanité, ce qui lui donnerait un ton grandiloquent, virulent et amer, qui n’est pas celui de Fabienne Raphoz, et ne peut pas l’être. Au contraire, la poète reste du côté de la « biophilia », comme le nom de la collection qu’elle a créée, l’amour du vivant. « Se presser d’aimer (c’est le présent) ». Ce refrain revient à trois pages d’intervalle, faisant le lien, circulant en bas, puis en haut, une sorte de mantra, de « pense-bête » au fond.
Fabienne Raphoz s’attache à ce qui est, dans la conscience aiguë de sa fragilité, de sa vulnérabilité ; on pourrait dire que par le geste de la poésie elle le prend dans sa main, comme on recueille au sol un oiseau blessé pour le rendre à l’espace du vol. « Il se distingue / à son aile déchirée / j’ai pris l’ami/ de passage/ le compagnon/ de vie ». Il faut apprendre à parler « la langue des bois » comme elle le note avec humour, une langue instable, mouvementée, qui « mute à chacun de nos pas ». Ce n’est pas une langue bruyante, mais une langue lente et qui se tait : « Comment dire cela qui fait silence dans les bois ? » Car parler est le propre de l’homme, nommer : « je dis courlis pour rester en vie ». Le poème n’est pas du genre à balayer le quotidien de la main en demandant asile à des ailleurs ; au contraire il recherche « le familier dans le nouveau / ce nouveau dans le familier », l’un se nourrissant de l’autre, le gorgeant de sa vitalité propre. C’est un geste d’amour qui se déploie, avec humilité, à son échelle, dans la recherche à tâtons d’un rapport au monde, c’est-à-dire d’une proximité attentive et d’une empathie avec le vivant : « en fait rien à comprendre sauf si savoir ou comprendre c’est aimer ». Aller se nicher comme un « cri » « au cou des four/ rures frères ».
Cet amour du vivant peut aller jusqu’à l’échange des conditions. « Supposez que vous soyez un éphémère », reprend la poète dans la foulée d’un certain Robert Chambers. Ou encore « Supposez que vous soyez un crapaud », mettez-vous à la place d’une petite bête méprisée, vivez de sa vie, et voyez ce que vous penserez des hommes. Les grenouilles, n’est-ce pas, si petites, innocentes et inoffensives, sont définitivement dans la peau des victimes. D’où l’injonction : « au bord des mares/ reprenons la main. » La poète n’a pas peur d’aimer, donc d’agir, avec les moyens du bord. Car cet amour-là n’aime pas se sentir impuissant devant la mort. Ce qui compte par-dessus tout, ce qui restera jusqu’au bout, c’est le lien vibrant, vivant, c’est « cette symbiose entre cœur &/ tripes », « cette articulation du cœur » qui fait de l’écosphère un grand corps commun. Ceux qui croient que l’amour vrai est mièvre ne savent pas aimer. Bien sûr, comme elle le pointe elle-même, elle peut être en proie à des mots durs, quand quelqu’un lui écrit qu’elle écrit des poèmes « niais ». Des poèmes « bêtes », rectifie-t-elle. Des poèmes qui ont la force brute et sensorielle des bêtes, des poèmes qui sont des organismes vivants, qui remuent, qui grognent, qui grattent, qui fouissent. Les chefs d’œuvre sont bêtes, disait Flaubert. En effet, ils ne cherchent pas à être trop intelligents, trop brillants, trop subtils. Ils veulent autre chose, la sève profonde la réminiscence, la force de présence et la densité de matière qu’a seul le réel. Il s’agit donc (c’est une formation longue et difficile, n’en doutez pas) de se faire plus « bête » qu’on est, de « bêtifier » tant qu’on peut, et tant qu’on peut rester : « puis n’être que ça anima/ le à sang chaud sous ces / midis dès l’aube parmi / eux dernière a/ rrivée première à / s’éteindre. »
Aurélie Foglia
Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous, éditions Héros-limite, 2021, 104 p., 16€