Chronique préparée pour la Méthode Scientifique du 23/10/2020
Si j’avais parié sur le sujet de l’un des plus impénétrables mystères de la biologie, j’avoue que je n’aurais pas misé sur la visqueuse et glissante anguille. Il est vrai que ce poisson de la famille des Elopomorphes (dans laquelle on retrouve aussi les congres, les murènes et les grandgousiers) a une morphologie et une physiologie originales avec son corps serpentiforme, quasiment dépourvu d’écailles, ses branchies réduites et sa peau lisse sécrétant abondamment du mucus pour permettre une respiration cutanée. Mais sachant qu’il s’agissait d’un met très répandu à travers le monde, très abondant dans nos rivières jusqu’à récemment, et pêché depuis l’antiquité, je ne m’imaginais pas qu’un quelconque aspect de leur biologie ait pu échapper aux naturalistes. Et pourtant la compréhension de leur cycle de vie s’est acquise par à-coups et a plongé les grands savants dans la plus opaque perplexité. Et dans le sillon de l’investigation de ces insaisissables poissons, on trouve les théories les plus farfelues concernant leurs origines.
À commencer par celle qu'a développée Aristote, souvent considéré comme le papa de la zoologie. Il supposa que les anguilles naissaient par génération spontanée à partir de vers dans la terre humide (comme il le décrit dans son Histoire des Animaux, Livre VI, Chapitre 14). Cette idée saugrenue est la conséquence de son incapacité à découvrir où se logent les organes génitaux des anguilles, à contrario de nombreux autres poissons dont les dissections lui révélaient aisément la position des poches d’œufs ou des testicules.
Se succèdent ensuite des théories tout aussi convaincantes, comme celle de Pline l’Ancien qui affirmait que les anguilles se reproduisent en se frottant contre les roches sur le lit des rivières, et d’autres issues de témoignages populaires, comme celui d'un évêque affirmant qu’elles naissent de l’action de la pluie sur les toits de chaume, ou de paysans convaincus qu’elles apparaissent quand des crins des queues des chevaux tombent dans les rivières.
Le parasitisme, à mon grand plaisir, a également contribué à déstabiliser des spécialistes reconnus, comme Antoni van Leeuwenhoek qui pensait que le poisson était vivipare, ayant cru voir, à l’aide de son célèbre microscope, des bébés anguilles dans la vessie natatoire de certains spécimens. Mais les spécimens observés se sont avérés être des vers nématodes parasitaires, probablement de l’espèce Anguillicola crassus (parasitisme qu’avait correctement identifié Aristote près de 2 millénaires plus tôt).
Il y a aussi le naturaliste amateur écossais David Cairncross qui publia un livre intitulé “L’origine de l’anguille argentée (et remarques sur la pêche à l’appât et à la mouche)” où il clama avoir percé le mystère de l’origine des anguilles qui, selon lui, s'extirpent tout simplement de l’anus de coléoptères (comme en témoigne l'unique illustration de l'ouvrage).
Ce qu’il avait minutieusement observé, cependant, c'était des coléoptères parasités par des vers nématomorphes qui poussent leurs hôtes à se noyer dans un point d’eau, milieu nécessaire à leur reproduction (comme je vous l'évoquais précédemment sur SSAFT ici, là et là).
Si les savants des Lumières infirmaient facilement ces fantasques genèses des anguilles, ils n’étaient pas plus avancés que cela sur le plan de l’identification de leurs organes génitaux. Il faudra attendre l’italien Carlo Mondini, en 1777, pour la première identification des ovaires d’une anguille femelle, qui prennent l’apparence de corps gras rubanés étendus sur la presque totalité de la longueur de l’animal.
Les testicules du bestiau furent encore plus élusives, et même Freud a cherché à les localiser. Durant ses études de médecine, le jeune Sigmund Freud, âgé de 19 ans, réalisa deux séjours en 1876 dans la station de zoologie marine expérimentale de Trieste, sous la responsabilité du Pr. Carl Claus. Il y fut chargé de vérifier les dires de Szymon Syrski, un docteur Polonais ayant clamé avoir découvert les mystérieuses testicules des anguilles d’Europe. Après avoir disséqué plus d’une centaine d’anguilles, il ne put ni infirmer ni confirmer les affirmations du Dr. Syrski, échec immortalisé dans sa toute première publication scientifique “Observations sur la forme et la structure fine des organes lobés de l’anguille, organes considérés comme des testicules”. L’expérience fut particulièrement frustrante pour le futur père de la psychanalyse, comme en témoignent les lettres amères qu’il envoyait à ses amis ou encore les dessins imaginaires de spermatozoïdes d’anguilles qu’il n’arrivait pas à observer après dissections :
C’est Giovanni Battista Grassi qui coup sur coup identifia les testicules d’une anguille mâle mais surtout clarifia les stades précoces de la vie des anguilles. Car pour compliquer encore le tout, les larves des anguilles d’eau douce sont totalement transparentes, marines et ont une forme de feuille de saule plutôt qu’un long cylindre. Autant de caractéristiques qui menaient à les classer de manière erronée dans une espèce à part : Leptocephalus brevirostris (ce qui signifie tête mince et museau court). Grassi eut la judicieuse idée de compter les vertèbres de ces organismes translucides pour faire le rapprochement avec les anguilles d'Europe d'eau douce.
Comme je l'expliquais dans ce billet, une des caractéristiques de la grande famille à laquelle appartiennent les murènes, mais aussi les anguilles, les congres, les grandgousiers, bref, les Elopomorphes, est de passer par un stade larvaire dit leptocéphale dont le corps est rempli de mucilage transparent, avec un tube digestif très court et une absence de globules rouge (la diffusion d'oxygène se faisant probablement par diffusion passive). Tenez, pour vous rendre compte de leur degré de transparence:
Et quand ça nage, ça vaut aussi le coup d'œil (ici une larve leptocéphale de Murène)!
Et ici des larves d'anguilles japonaises :
Si on retrouve ces larves leptocéphales dans la mer, c’est qu’au contraire des saumons, chez l'anguille d'Europe, ce ne sont pas les jeunes qui réalisent la dévalaison, mais les individus matures, laissant aux minuscules larves la tâche ardue de remonter le courant des rivières depuis l'estuaire. On dit qu'elles sont catadromes.
Depuis la découverte de Grassi, on sait aujourd’hui que le cycle de vie des anguilles, notamment celles d’Europe et d’Amérique, passe par cinq étapes où elles adoptent des morphologies et des physiologies très différentes : deux stades marins avec le stade leptocéphale larvaire foliacé suivi du stade civelle où elles adoptent une forme plus tubulaire. Puis lors de la transition du milieu marin au milieu d’eau douce, la civelle donne une anguillette accumulant une pigmentation sombre, puis survient le stade d'anguille jaune et enfin, pendant la maturation sexuelle, l’étape célèbre de l’anguille argentée.
Ce cycle de vie peut durer très longtemps, sachant qu’il n’est pas rare de rencontrer des anguilles de plus de 50 ans et que le record de l’anguille la plus vieille serait tenu par une anguille suédoise décédée à l’âge de 155 ans.
Mais cette connaissance du cycle de vie des anguilles ne nous renseigne pas plus sur la plus grande part du mystère de leur biologie : où et comment se reproduisent-elles? À l'heure actuelle aucun biologiste n'a pu prétendre assister à la reproduction des anguilles en milieu naturel.
C'est la ténacité du biologiste danois Johannes Schmidt qui a permis la plus grande avancée dans ce domaine. Fort du soutien financier de son épouse, l'héritière de la fortune Carlsberg (plus grands pourvoyeurs de bières danoises), il organisera de multiples expéditions à travers les mers et océans bordant l'Europe. À l'aide de filets de plus en plus fins, il se mit en chasse de larves leptocéphales d'anguilles de tailles décroissantes, jusqu'à découvrir, le 12 avril 1921, les spécimens les plus petits dans la mer des Sargasses, non loin du triangle des Bermudes.
Selon de nombreux biologistes, le mystère était enfin percé à jour, mais ne restait pas moins extraordinaire. La mer des Sargasses est en effet la seule mer qui n'a pas de côte terrestre, car il s'agit d'un plan d'eau en plein Océan Atlantique. Bordée par plusieurs courants, comme le Gulf Stream ou celui des Canaries, cette mer à la salinité excessive est caractérisée par les immenses algues qui y poussent, les Sargasses, et le calme irréel qui y règne, et qui a terrorisé les pauvres navigateurs qui devaient la traverser.
La mer des Sargasses est donc un lieu fantastique à bien des égards, mais se trouve surtout à des milliers de kilomètres des côtes Européennes et Américaines, ce qui signifie que les larves d'anguilles effectueraient l'une des plus impressionnantes migrations marines du règne animal!
Pour confirmer la théorie de Johannes Schmidt, de nombreuses expéditions ont été menées pour observer de visu la reproduction d'anguilles adultes. Plus récemment, des balisages d'anguilles à l'aide d'émetteurs radios, traqués par satellite ont été entrepris. À l'heure actuelle, alors qu'on approche du millier de spécimens d'anguilles argentées pistées, seul un spécimen a été traqué jusqu'à la mer des Sargasses (et l'émetteur n'a pas pu être récupéré, n'excluant pas la possibilité d'une prédation).
Et si, comme le pensent certains biologistes, tel Eric Feunteun, nous faisions fausse route depuis les observations de Johannes Schmidt? Une récente publication dans la revue Scientific Reports émet ainsi une nouvelle hypothèse : celle d'un lieu complémentaire de reproduction des anguilles situé près de 2000 km à l'Est de la mer des Sargasses au-dessus de la dorsale océanique du milieu de l'Océan Atlantique.
Pour échafauder cette nouvelle hypothèse, Eric Feunteun s’est entouré d’un monument de la discipline, Katsumi Tsukamoto, un zoologiste japonais qui est le seul à avoir prédit et identifié de manière indiscutable le lieu de reproduction d’une autre espèce d’anguille, l’anguille du Japon (Anguilla japonica). Cette fois-ci, c’est à l’aide de savants modèles migratoires prenant en compte les nombreux signaux auxquels sont sensibles les larves d’anguilles (odeurs soufrées des dorsales, courants, températures et même champs magnétiques terrestres) mais surtout en implémentant leur capacités de locomotion, que la nouvelle région océanique a été délimitée. Ne reste plus qu’à organiser une énième expédition pour déterminer si cette hypothèse n’est pas sur le terrain glissant de l’erreur scientifique.
Pourtant, avec un enjeu économique colossal, un marché annuel d’un milliard de dollars, et une espèce de plus en plus menacée, il serait grand temps de pouvoir assurer aux anguilles un avenir moins poisseux.
Je vous invite à regarder les vidéos suivantes très bien faites pour approfondir le sujet :
Liens :
The Unexpected Truth About Animals Lucy Cooke
Silky Love | Radiolab
Slippery Mystery | Radiolab
Parasite of the Day: Gordionus kimberleyae
Et si les anguilles ne naissaient pas près des Bermudes ?
Where Do Eels Come From?
Eels Don't Have Sex Until the Last Year of Their Life - Issue 88: Love & Sex
Tiny Glass Eels Navigate the Atlantic With Magnetic Compasses
Researchers find glass eels use internal compass to find their way home
Young eels use magnetic ‘sixth sense’ to navigate
5 Animals That Mate Themselves to Death
Eels may not take most direct route in epic ocean-crossing spawning runs
Century-Old Mystery of Epic Eel Migration Solved
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100-year-old mystery solved: Adult eel observed for the first time in the Sargasso Sea
Guest Post: Anguille Sous Roche: The Slippery History of the Eel in New France (Part 1, Part 2, Part 3)
Anguilla anguilla: The ilicit trade in European Glass Eels
Satellite-tagged eels are leading us towards their mysterious birthplace
Sur la piste des anguilles en migration à travers l'Atlantique Nord
Why Was Aristotle, Freud, & Many Others Fascinated by European Eels?
Freud, les anguilles et... la bisexualité
Références :
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