Avec Claude
Peut-être ce simple et énigmatique anneau évoque-t-il le mieux le lien qui unissait bien souvent Claude et nombre de ses amies et amis. Une étendue à perte de vue lui était essentielle tout autant qu’un brin d’herbe. Cet être né homme transportait un silence musical, la vacuité est musicale comme l’amitié. Cette énergie l’entourait ou émanait de lui que je le rencontre dans son ermitage au fond du jardin de Rochefort, sur les sentiers des marais charentais ou devant un verre dans un bistrot.
Nous avions cette complicité du pas-de-côté, fuyant l’étroite manière de vivre en ces terres occidentales. Ce promeneur extatique savait ce pas-là bien avant d’aller en Chine. Sa pensée adopta le Tao. Il fallait bien désigner un quelque part qui soit repérable et acceptable. La Chine ancienne habillait son aventure sauvage, ses randonnées du dedans et du dehors. Son pinceau témoignait de la présence du Vaste qui venait à lui là-bas dans les terres du Guangxi et ici du côté de Rochefort sur mer.
Mais, à mon sens, cette faille lumineuse et salvatrice qu’il savait depuis son enfance dépasse toute culture. Il était de cette assemblée n’ayant pas renoncée à l’Aventure existentielle. Elle est Une, n’appartient à aucun pays et à tous en même temps sous des habillages différents. Je pense donc à son œuvre écrite et peinte comme à un travail têtu et universel et quasi clandestin. Il sut se servir de l’énergie des mots, de la parole, du livre, pas seulement pour cristalliser avec des traces ce qui le visitait, mais pour le partager. Ce solitaire aimait l’autre avec exigence au point de désirer que chacune et chacun fasse ce pas-de-côté, un pas qui ne confonde plus le visible bien emballé de certitudes rationnelles et périssables avec le réel. Son œuvre est un effleurement amoureux (pas une doctrine savante) de l’invisible qui est partout, qui relie les espaces et le temps. Dévoiler le vivant fut sa joie et son labeur. D’ailleurs il ne pouvait pas faire autrement parce que le mensonge lui répugnait. De cela, nous ayant fait ou pas l’effort de ce pas-là, l’en remercions.
Cet anneau de verre, je peux le tenir dans ma main comme une substance terrestre incarnant la question et l’énigme de notre passage sur cette terre. Question qui a pour effet de désencombrer le désordre du mental personnel et collectif, d’ouvrir des failles salutaires dans l’opacité générale. Elle était et reste primordiale pour quelques hommes et femmes (d’elles on sait peu, la quête reste accolée à des noms et œuvres d’hommes) bien que jugée question désuète ou insensée en ces temps présents. Alors, souvent cet anneau-là me redonne élan comme le fait l’œuvre de Claude insufflant du courage à celles et ceux qui ne renoncent pas à cette complexe voie de la simplicité. La simplicité, plus qu’une qualité, est un effort et une grâce.
Claude me manque, nous manque. Son âme nous frôle parfois de sa fraicheur. J’entends son rire au téléphone peu avant qu’il s’en retourne dans les volutes du mystère énergétique, son rire se moquant des croyances et habitudes pillant et piétinant la lumière, la bonté aussi. Se détacher vraiment des avalanches imbéciles et obscures de notre époque est difficile mais on peut aisément aussi s’habiller du costume intellectuel de celle ou celui qui sait. Ce pas-de-côté, Claude le fit de plus en plus amplement. Bien au-delà du travail du regard, des mots. L’inconcevable se réverbère dans son œuvre qui ne se veut ni preuve, ni indice, ni exutoire, ni catéchisme.
« je sais tout tu sais tout
nous savons tout sauf
ce qu’il faut en faire »
écrit-il dans un poème publié en 2014 par Les Petites Allées à Rochefort.
Mon compagnon lui disait, ils courent tous après le Tao, toi c’est le Tao qui court après toi. Sans doute que la vacuité demande sa part de dérision tout autant qu’une plongée radicale du corps et de l’esprit dans sa mouvance où un brin d’herbe, une montagne, un visage sont mêmes. Son œuvre est le don d’un territoire lisible, en rien occulte, où qui veut s’aventurer le peut et ce n’est pas sans risquer d’y tomber la tête la première !
La noblesse de l’art est de convertir le drame de l’existence en aventure disait Claude. Il le fit avec élégance. Il prit le chaos à plein bras et il savoura l’inondation perpétuelle de la lumière pour qui sait tracer ses éclairs ou au moins les appeler. Et puis il y a sa nostalgie de passer irrémédiablement le seuil des formes, passage qu’on vit par instant mais, hélas, ça disparait vite. C’est la dure loi de l’incarnation.
si l’on pouvait alors choisir
sa propre forme
on pourrait toucher l’aile
qui va et vient
entre l’air et la main
écrivait-il dans « matin du silence » publié par l’Escampette.
Juste avant qu’il s’en aille au-delà d’une forme, sa voix au téléphone avait pris la densité de ce pas-de-côté. Alors on pleure ou l’on crie Quelque chose, une liberté surtout, sur une terre violemment malmenée par le divin Capital comme il disait. On espère l’anneau d’un pouvoir qui répare. On se tient debout dans un rêve, une imprécation, un souffle d’air, mais qui dit que ce n’est pas efficace pour faire aussi un pas-de-côté ? Claude n’a jamais dit vraiment son secret… Tant mieux.
Il savait une Chine morte comme le savait Victor Segalen. Quelques peintures et livres et humains, les épargnés, vinrent à lui.
Ses peintures de promeneur extatique nous regardent. Débrouillons-nous avec le travail du secret et la tendresse invincible de l’univers.
Jacqueline Merville, septembre 2021
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