Pour tout vous dire, ça va faire quatre ou cinq fois où je m’attèle à faire cette discographie sélective de 1971, et il me reste deux mois et demi pour faire 1981, 1991, 2001 et 2011. Je m’en mets même à douter de ma capacité à parler musique, mais j’ai dû mettre mon énergie dans d’autres biais depuis deux ans, comme tout le monde. La vieillesse qui pointe son nez, plus le confinement qui a rebattu mes cartes, font que je ne peux plus écrire ces articles fleuves comme je le fais depuis 2005. Mais passons.
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Nous arrivons donc en 1971 qui, comme toute année en 1, marque plus significativement que les années 9 ou 0 les changements de paradigmes de création. Cette fois, j’ai trouvé un topique sur cette année-là : le continent américain, et notamment New-York, a particulièrement été un grand vivier créatif. Que ce soient les ex-leaders des Beatles qui se foutent sur la gueule par albums interposés, les B.O. les plus dingues de la blaxpoitation naissante ou bien un aller-retour pour mieux enregistrer au pays, le son américain commence à bien prendre ses marques dans le paysage sonore mondial et je vais le montrer avec les dix albums sélectionnés.
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1 – The Doors – L.A. Woman (avril)
Finir une carrière discographique du vivant de Jim Morrison sur un titre qui sublime à ce point le génie de Ray Manzarek que Riders On The Storm est une vraie bénédiction. Bien que le groupe ait continué après – rien qu’en sortant Other Voices dès 1971 où Robby Krieger et Ray Manzarek se sont mis au chant pour pallier le décès de Morrison –, L.A. Woman est donc cette dernière capsule sonore de cette poésie lancinante qui naviguait entre le slam et le blues. Produit au studio du groupe à Los Angeles par Bruce Botnick, arrivé après la brouille du groupe avec son producteur historique Paul A. Rotchild, le groupe a enregistré cet album dans les conditions du direct ; les pistes ont été juste amendées avec des overdubs de Ray Manzarek. Le groupe en a également profité pour enchaîner avec des pistes de travail d’Other Voices, pensant au mois de mars 1971 que Jim Morrison allait revenir de Paris.
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2 – The Rolling Stones – Sticky Fingers (avril)
Là aussi, nous sommes dans un contexte de rupture historique dans le groupe. Brian Jones – l’âme du groupe – étant mort en 1969 pendant les sessions de Let It Bleed, il se trouve également que le contrat des Stones avec Decca arrivait à sa fin. Chouette ! On va pouvoir ENFIN faire ce qu’on veut !
SAUF QUE
Allen Klein, leur manager historique, a négocié qu’en gros, Mick Jagger et Keith Richards lui ont vendu leurs droits d’auteurs qui désormais lui appartiennent. Ils ont logiquement un seum de malade.
C’est dans ce contexte troublé que naît ce disque à la pochette franchement obscène – pochette toujours censurée en Espagne 50 ans après – avec des titres TRÈS orientés sur la drogue (Brown Sugar qui est donc une référence au shit, Wild Horses qui évoque un retour de coma de Jagger sous cachetons, Sister Morphine écrite en « duo » avec Marianne Faithfull, bon ben voilà…). Mick Taylor apporte une valeur ajoutée à la slide sur des titres tels que Sway et Moonlight Mile, ainsi que le débutant Ry Cooder sur Sister Morphine. Mais la collaboration la plus fantasmée parce qu’elle n’a pas été retenue sur le mix final – et quand on écoute la version de 2015, on comprend pourquoi –, c’est le solo dispensable d’Eric Clapton sur Brown Sugar. Limite, le saxo de Bobby Keys a rendu le morceau iconique en lui-même.
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3 – Marvin Gaye – What’s Going On (mai)
L’album a été inclus dans ma discothèque familiale avec la charretée du 36e anniversaire, quand je me suis offert avec Let’s Get It On (1973), Midnight Love (1982) et le fameux You’re The Man (1972-2019) qui était considéré comme perdu et puis Oh ! Salaam Remi retrouve ça en rangeant chez lui. Et clairement, cet album concept est un chef-d’œuvre du genre. Marvin Gaye est à l’époque en pleine dépression suite à la mort de sa duettiste Tammi Terrell en 1970 et a décidé de dire merde à son beau-frère Berry Gordy, directeur de la Motown. Stimulé par les droits civiques, il décide de faire un album sur l’écologie, l’amour du prochain, les inégalités sociales et la guerre du Vietnam. Berry Gordy a finalement accepté l’album, pensant qu’il biderait. Sauf qu’en un an, il s’est vendu à 2 millions d’exemplaires et qu’il est encore considéré cinquante ans après comme un des albums majeurs du XXe siècle.
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4 – Paul McCartney – Ram (mai)
Dans un contexte de séparation du groupe le plus influent du XXe siècle, où Macca croyait s’imposer pour de vrai avec la sortie de son premier album solo qui se fera finalement surpasser par le All Things Must Past de George Harrison, il s’enferme dans sa ferme écossaise avec Linda pour écrire de nouvelles chansons. Puis il part à New York pour les enregistrer. Ce deuxième album solo est aussi le premier enregistré avec d’autres musiciens, mais les Wings ne sont pas encore constitués. Il est marqué globalement par son seum légendaire envers John Lennon au plus haut de leur relation conflictuelle – si bien que Lennon lui répondra dans Imagine par How Do You Sleep?. Si l’album ne reçoit pas un succès critique de suite, il devient pourtant très vite numéro 1 en Angleterre au point de déclasser Bridge Over Trouble Water de Simon & Garfunkel. Finalement, quand on recontextualise l’album dans la carrière de McCartney, Ram est considéré comme un de ses meilleurs.
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5 – Isaac Hayes – Shaft (juillet)
Dans la perspective de la lutte pour les droits civiques à la fin des années 1960 aux Etats-Unis est née un phénomène culturel qui a fortement influencé le cinéma des années 1970 : la blaxpoitation. Les nuits rouges de Harlem (Gordon Parks, 1971) est considéré comme la matrice de ce genre : un héros afro-américain à moralité positive, un casting majoritairement afro-américain… Il fallait donc une musique détonante pour accompagner ça : le funk, largement popularisé par James Brown dans la décennie précédente, mais qui retrouve un nouveau souffle sous la houlette d’Isaac Hayes. Le thème est devenu tellement iconique avec sa pédale wah-wah que Theme From Shaft reçut l’Oscar de la meilleure musique de film originale en 1972.
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6 – The Who – Who’s Next (août)
[Digression]
Je rédige cet article en date du 11 octobre 2021, date du 66e anniversaire putatif de mon parrain qui est parti vers d’autres cieux il y a déjà 3 ans. Si Who’s Next est si important à mes yeux, et si je ne peux pas l’écouter sans avoir les yeux mouillés, c’est qu’il fait partie des albums qui ont forgé ma relation avec lui, avec Brothers In Arms de Dire Straits (1985). Voilà, pardon pour cette digression, mais je ne pourrai évidemment pas être objective concernant cet album.
Au départ devait être un opéra-rock, Lifehouse, qui devait être la suite de Tommy (1969). Mais ce projet est tombé à l’eau, malgré les démos qu’avait enregistrés Pete Townshend dans son studio, ce qui le conduit à faire une tentative de suicide. Malgré tout, cela n’a pas empêché Pete Townshend de recycler ses créations pour ce projet dans la discographie des Who jusqu’à la mort de Keith Moon en 1978. Le groupe s’est alors réuni auprès de l’ingénieur du son Glyn Jones pour enregistrer des chansons très novatrices, intégrant notamment des claviers sériels ou des ruptures de structures rythmiques et mélodiques. Résultat : non seulement l’album s’est imposé en Angleterre, mais est arrivé 4e du Billboard en restant classé 42 semaines. Cet album est devenu un tel classique aux Etats-Unis que le producteur Jerry Bruckheimer a décidé d’utiliser des chansons issues de Who’s Next comme génériques des spin-offs des Experts (Won’t Get Fooled Again pour Miami et Baba O’Riley pour Manhattan).
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7 – John Lennon – Imagine (septembre)
Imagine fait partie des albums que je connais par cœur et qui font partie de mes sources d’inspirations quand j’ai eu à composer pour mon propre album. Dans la discothèque familiale, on a le CD, le DVD, le vinyle et même le 5.1. Tout dans cet album est fantastique, que ce soit les documents de travail, la moindre respiration, les indications de Lennon aux autres musiciens, et nous ne pouvons que remercier Yoko Ono et Sean Lennon pour le travail d’exégèse fourni.
Même si la chanson-titre est galvaudée à souhait (au point que Lennon lui-même avouera par la suite It’s just a f*cking song), Imagine est un véritable travail de mise à nu de John Lennon avec des vrais morceaux cathartiques qui prennent aux tripes (Jealous Guy, Oh My Love, How?, I Don’t Want To Be A Soldier). Si la majeure partie de l’album a été enregistrée en Angleterre, dans la propriété des Lennon-Ono, avec pas moins de seize musiciens de studio, les cordes ont été enregistrées à New-York. Au final, ce deuxième album solo est tellement devenu un objet de culte – et c’est entièrement mérité, tant il est en effet sans aucune faute de goût – qu’il est devenu une référence tant musicale que philosophique. Le problème étant qu’il a un peu essentialisé la carrière de Lennon en solo, si bien qu’on ne s’est pas penché sur sa suite de carrière (alors que Double Fantasy (1980) mérite mieux que sa réputation d’album gnan gnan).
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8 – Cat Stevens – Teaser And The Firecat (octobre)
Dernier volet de la trilogie du chanteur après son année d’interruption due à la tuberculose, cet album est porté par cette sublime mise en musique de Morning Has Broken sur un poème d’Eleanor Farjon et un piano de Rick Witherman. En même temps que cet album, Cat Steven a aussi illustré un livre pour enfants du même nom, qui est malheureusement introuvable à l’heure actuelle. Teaser And The Firecat, à son époque, a même dépassé en termes de ventes Tea For The Tillerman (1970), dont la postérité à l’heure actuelle est pourtant plus notable.
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9 – Led Zeppelin – Led Zeppelin IV (novembre)
Pour son quatrième album, le groupe n’avait pas envie d’indiquer le nom du groupe ni un éventuel titre d’album. C’est pour cette raison que les membres se représentent avec quatre logos et démerdez-vous avec ça. Cela a été décidé suite au bide relatif de Led Zeppelin III en 1970. Formellement, cet album est un digest du groupe avec des chansons éternelles telles que ma deuxième chanson préférée de tous les temps, mais aussi un truc aussi sale que When The Levee Breaks, sans oublier Black Dog ou Rock And Roll. C’est l’album qui a permis à lui seul de placer Led Zeppelin dans mon panthéon personnel, même si, avec le temps, et en ayant analysé en profondeur la discographie du groupe pour mon plus grand malheur, je commence à lui préférer Led Zeppelin I pour la forme. Malgré tout, vous voulez faire découvrir Led Zeppelin à quelqu’un sans prendre de risque, Led Zeppelin IV est la meilleure des portes d’entrées.
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10 – David Bowie – Hunky Dory (décembre)
Après un The Man Who Sold The World (1970) avec une production limite heavy metal, David Bowie revient à des sonorités plus douces, notamment avec des pianos et des cordes majoritaires dans les arrangements. Cordes qui ont été arrangées par le guitariste Mick Ronson, relativement saoulé après The Man… Vu qu’il a bidé avec son groupe, il a dit oui quand Bowie l’a appelé pour son nouveau projet en mars 1971. Une autre nouveauté s’est installée sur Hunky Dory : David Bowie avait déjà des démos enregistrées par lui-même s’accompagnant à la guitare alors que, pour The Man…, les chansons étaient construites au fur et à mesure. Il s’est également impliqué davantage dans la production du disque, assistant même l’ingénieur du son.
Le résultat a donné des grands classiques de l’artiste tels que Changes ou encore Life On Mars? que je ne peux plus écouter sans pleurer depuis que Oüi FM l’a diffusée pour annoncer le décès de l’artiste le 11 janvier 2016.
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À bientôt pour de nouvelles aventures musicales.