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(Note de lecture), Emmanuel Laugier, Poèmes du revoir américain & autres séries, par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé


Emmanuel Laugier  poèmes du revoir américainY aller, en revenir. Poèmes du revoir américain d’Emmanuel Laugier est le livre d’une restitution et d’une revisitation. L’auteur du récent Chant tacite témoigne d’un séjour aux États-Unis comme d’un déplacement complet, conjuguant écriture et présence physique. Le corps se met à l’épreuve de la réalité afin que le poème devienne le langage d’une traversée. Le poème n’est pas donné : il faut aller le chercher, désirer qu’il surgisse parmi les éléments et les êtres, qu’il revienne par la source d’un carnet d’écriture, revu et revécu, dans l’espace de la page. En trois « séries » (« notebook of iowa poems » ; « série notée plane » et « encoches »), Poèmes du revoir américain inscrit la vue comme vecteur essentiel du cheminement des choses vers l’écriture. Parfois des mots de la langue anglaise apparaissent entre parenthèses à la suite d’un terme français pour une correspondance immédiate, rappelant l’irréductible force d’un vocable. Souvenirs de coloriage à la vision de verres hauts (tumbler), observation de journaux roulés « comme des matraques courtes », ou vision du Mississipi : dès les trois premiers poèmes, le regard opère, dans ce qui se tient à distance (« et lente l’étendue tapissée que je ne traverserai pas / si même / le panorama hors-champ me reste »), et le demeurera. Les poèmes se répondent : l’abandon de journaux au sol fait penser à des fermes décrépites tandis que le corps est pris par les cahots du voyage. Devant un paysage s’étalant en jaune (étalement quasi graphique redoublé par la vitesse des transports), les poèmes signent une forme d’autobiographie (qui est aussi une autobiographie de lecteur) : « gars en salopette bleue de mon (+ loin) grand-père » ou « tu penses à james sacré et aux patates plus grosses que ses mains enfant ». Le poète est un homme désirant, frôlant les hanches d’un être proche, croisant ce qui « fait ralentir l’image » à cette autre présence. Désirer, jouir peut-être : les sensations sont manifestes ; toutefois une forme de sommeil, de langueur, les contient. La conscience du voyage, comme du poème s’écrivant, apparaît comme le désir de dépasser cet état, même si l’écriture ne vise pas l’immédiateté d’une transcription devant l’événement. Le poète est en effet revenu de son voyage ; il perçoit et revoit dans le même temps. Le jaune maïs du paysage est resté sur ses mains, « dans le rectangle orange d’un carnet / ouvert à quelques poèmes / le descriptif répond par des surfaces / que ici / je vois rougir / dans ma tête européenne j’écris qu’il y a / quelques fermes délavées pour la nuit ». Dans des formes virtuoses de contrepoint, pas moins soucieuses de simplicité, Emmanuel Laugier accélère, ralentit, cadre, défait l’horizon. Chaque poème est la possibilité de réglages photographiques comme d’une levée d’hypothèses – ajoutée à un désir flottant. Les choses parfois s’obscurcissent dans cette perception du dehors : cet obscurcissement est la condition d’une plongée dans le cerveau, dans cette boîte noire où se forment les images, cette camera obscura où la logique montre d’abord les choses dans leur inversion, pareilles aux peintures de Baselitz : « m’éveiller dans le noir presque complet de la langue / que je ne comprends pas / toute et / toujours du revoir américain ». La deuxième partie, « série notée plane », déplace la « prise de notes » de la section précédente. Le sentiment photographique (« le sentiment photographique du monde », en insistant), s’y exprime davantage par des formes de portraits en lignes de fuite. Le poème propose une fugacité de séquences. « une femme que je vois de dos / à laquelle pend un sac long de plastique noir marche —/ lent est son déplacement / si bien / que brille / dans l’œil que je tourne au coin de la rue / ce noir / plaqué / et pendu à son dos ». Le poème ne se calque pas sur l’image photographique : sa singularité serait d’aller un peu plus loin, d’ajouter à la première vision, au clic originel, un second temps – une perspective, et par là-même une mémoire. Ces rencontres laissent place à une montée en tension de la « série » (pour reprendre la terminologie de l’auteur). Ce corps-poème est sans repos : l’altérité forme continument en lui de nouvelles pensées, crée des fantasmes soudains. Toute chose a dans la poésie d’Emmanuel Laugier un pouvoir de dédoublement. Elle permet une supposition, et par là-même rend la réalité désirante. Chaque être a son épaisseur, « sa fabrique du pré », comme l’exprime finement le poète devant un homme et son caddie qui passe devant lui « au presque ralenti ». Il y a en effet dans cette écriture, par quelques références françaises (également américaines), l’expression d’une culture profondément européenne. Cette poésie agit surtout comme un mouvement élastique entre la vue et la pensée. De ce séjour américain, nous avions vécu la traversée, avec une primauté « jaune du paysage », la vue de fermes, d’individus en marge, portants en eux les traces d’un saccage, d’une forme de chaos civilisationnel. « encoches », dernière série, offre une autre forme aux espaces parcourus. Si toute photographie est une « interprétation » par le geste du tirage, l’artiste doit donc prendre des décisions, donner au noir son éventuelle matité, à la profondeur ses nuances de gris. Les encoches (deux points au début de chaque poème) font dès lors fuser cette écriture poétique comme de multiples « bandes passantes ». Un retour sur le territoire français s’y dévoile partiellement. On a surtout le sentiment d’une géographie sensible, d’un album feuilleté à la vitesse d’un stroboscope, d’un heurt des mots dans lequel se prononcent encore vision et expérience. Tout cela révèle de nouvelles images, développe de nouvelles matières. Ainsi, page 59 : « : la bande claire de consumation / derrière la tête de lecture brûlée // : le sac de plâtre où elle se dissout // : échancrure sur la rétine // : plaque du paysage chauffé à blanc / où une tôle se tord et se froisse dans le poing ». Cette plongée dans le noir, ou cette plongée noire, fait ressurgir des éléments disparates, comme saisis sur le bas-côté de la route. Cette partie « clairement » plus sombre, plus violente, déploie ainsi « : des masses noires dans le paysage », qui « ne se distinguent pas seulement / dans la vitesse du mouvement / photographique / mais abandonnent plutôt la trace de leur densité / dans l’image une liasse se forme / elles ensommeillent doucement / le fond du crâne et l’image / se retourne et se plie en y entrant. » Comme le photographe japonais Daido Moriyama, Emmanuel Laugier contraste à son maximum l’image jusqu’à la brûler. Au sein de cette consumation, une autre image apparaît, d’où surgit plus précisément le sujet-matière repéré. De même, après nous avoir faits passer de la traversée d’un paysage auprès d’une présence sensuelle à des « portraits » fugitifs, le poète dans la série « encoches » explore ce sentiment de vitesse et de fuite en le recontextualisant. Ce long « étirement » final où s’alignent et se succèdent ces encoches crée une vibration continue où la pensée se prononce et replonge dans ses propres épaisseurs. L’écriture changée en plaque sensible se sédimente, entre pluralité des séquences et une vision de l’aliénation et la pauvreté d’un territoire, sans que le poète ne s’abandonne à la moindre complaisance. « : à quelques-uns déjà overdosés au carfentanil // : états intra-veinés à l’oxycontin // : nous mangeons c’est la radiation des piles de cendres // : ville combustible calme faux calme // : blue square in chicago ceinturé de glissières ». Toxicité, misère, solitude : autant d’états du corps au cœur des « États-Unis », pour un livre écrit dans l’espace et le temps entre ce pays et Nîmes, où vit le poète, qui nous précise à la fin de l’ouvrage « Le tressage de l’expérience au présent et de sa reconvocation par la mémoire esquisse ainsi, dans ce revoir américain, la possibilité d’un voisinage à nouveau possible entre la langue et ce qui lui reste, dehors, interdit. » En ce sens, la teneur politique de ce livre s’avère manifeste à l’issue de sa lecture et invite le lecteur, lui aussi, à y revenir.
Marc Blanchet

Emmanuel Laugier, Poèmes du revoir américain & autres séries, Éditions Unes, 2021, 65 pages, 16 €


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