Ce temps qui au fond ne passe pas
Ce volume est accompagné de belles photos, proches de tableaux, de Philippe Lekeuche, lui aussi poète (chez Jacques Brémond).
C’est le livre d’un poète « au bout de son âge » comme dirait Aragon et qui ne s’en cache pas. Un poète qui a tellement lu, tellement regardé, tellement compris les choses, cependant ici aucune lourdeur, aucune leçon, non, la simple observation des choses et en particulier de la nature. Il y a là du dernier Jaccottet, avec cette mélancolie lumineuse. Ni regret, ni amertume, à peine un peu de nostalgie pour ce qui fut.
Le poète est surpris de ce recueil qu’il n’attendait plus, pensant avoir tout dit, et puis se frayent ici le retour des saisons, les « réelles fleurs », la même absence de religiosité (on sent l’anti clérical qu’est Roland Reutenauer !), la même douce ironie pour ceux qui s’agitent inutilement : « tu t’affaires en marcel/du matin au soir/une bêche à la main/tu remues ciel et terre/qu’as-tu qu’à enterrer et à ennuager ». Quelque chose de serein malgré l’âge ou la maladie se dégage de ces pages, conversation silencieuse avec les souvenirs, quelques paroles entre deux vieux amis qu’aucun désaccord ne peut troubler, mais aussi parfois l’envie de danser, de tout envoyer balader, sa propre réserve naturelle ou une journée trop calme.
Evidemment, l’enfance est là, toujours très présente chez Roland Reutenauer, plus prégnante encore : « entends résonner le tramway jaune/dans les années cinquante ». La fin de la guerre et le retour dans les maisons réconfortantes hantent ces poèmes davantage vécus de l‘intérieur cette fois-ci qu’exprimés dans la pure célébration du dehors comme dans d’autres recueils. Quelque chose se rassemble, les nuits d’hôpital font le décompte d’une vie bonne, quelque chose s’ouvre comme un acquiescement : « pour un peu je me laissais aller/à ne plus me réveiller/à fermer les yeux/sur un dernier oui/à peine perceptible/pour un peu/je me laissais rapatrier/en fantôme/dans ma vallée ».
On ne ressent pas de tristesse à la lecture de ces poèmes, plutôt une sorte d’admiration pour cette sagesse (non dénue d’angoisse par moments : « absence et néant/ces mots énormes et griffus »), pour moi qui vis affolée par la mort comme un papillon contre une vitre. Et aussi pour ce qui résume bien l’œuvre de ce poète : « mais au fond pourquoi crier sur les toits/ce qui se murmure si bien/dans les recoins peu fréquentés. »
Ce qui se manifeste de l’éternité, ce sont essentiellement les paysages : « un dimanche de Moyen-âge », cela peut-être aussi bien un dimanche d’aujourd’hui. Dans cette campagne brumeuse ou dorée, le temps ne passe pas, et c’est au fond une sorte d’assurance tranquille.
Il n’y a pas de « démiurge » à qui régler son compte (mais on peut les régler quand même avec ironie), il n’y a pas de sens, de réponse au pourquoi, il n’y a même pas de pourquoi.
Il y a là la pensée d’une vie de marcheur, des vers souvent très beaux, et lorsque nous allons à Wingen sur Moder par une route bordée de houblonnières et puis que nous entrons dans le pays de Hanau, entre des monts bleutés qui s’annoncent, je suis toujours sûre de voir « La rivière et le chêne », comme le titre d’un des livres de Roland Reutenauer et de revenir un peu plus sage moi aussi, ce qui n’est pas rien…
Isabelle Baladine Howald
Roland Reutenauer Quelques pas hors de l’éternité, L’herbe qui tremble, 2021, 86 p 14 euros
promenade avec mon vieil ami
Ciel bleu à travers les couronnes des noyers
l’un des promeneurs dit
nos âmes trouveront refuge
dans ce verger
l’autre qui ne croit pas
à l’existence de l’âme
et encore moins sa sa migration
opine pourtant de la tête
les vieux amis poursuivent leur chemin
l’un sachant gré à l’autre
de préserver l’harmonie
de ce jour de printemps
dont aucun des deux ne pourrait jurer
que ce n’est pas son dernier
(p. 14)
*
Si cette rage d’anéantir
qui s’empare souvent
des aménageurs de tout poil
veut s’exercer un jour
sur un paysage de mon enfance
j’appellerai pour le défendre
la meute de loups
réfugiés depuis des siècles
au plus secret de la forêt
(p. 60)