Errements. Les emballements médiatiques nous tuent, quand ils procèdent, si régulièrement, à d’odieux révisionnismes. Ainsi donc, quoi que nous pensions d’un défunt, il conviendrait à toute force d’écrire: la mort force le respect, comme le combat contre la maladie, etc. Admettons volontiers qu’il y a un temps pour tout, et que certaines batailles s’inclinent devant les circonstances. À une condition néanmoins: ne rien oublier, ne rien omettre, ne rien enfouir dans les tiroirs incommodes de l’Histoire. Bernard Tapie s’en est allé, et avec lui quarante ans de fascination déplacée. Il aurait connu «mille vies», un «destin hors norme». Et alors? Les défauts et les qualités de l’homme importent peu, en vérité. Ce qui compte, à l’heure des bilans, c’est ce qu’il a incarné en profondeur, à savoir les mutations dérivantes – sinon délirantes – du paysage idéologique et politique au tournant des XXe et XXIe siècles. Prenons bien la mesure. Le bloc-noteur ne parle pas là d’une coupe aux grandes oreilles qui chavira de bonheur toute la France, comme si un triomphe pouvait effacer la mémoire d’un pseudo-entrepreneur sans scrupule, massacreur d’entreprises. Non, Bernard Tapie a simplement personnifié, plus que d’autres, la dérive néolibérale de notre société, au point de miner de l’intérieur la social-démocratie française, l’entraînant dans des errements qu’elle paie encore aujourd’hui. Et pourtant, en dépit de sa maladie, la séduction de voyou qui l’avait porté au pinacle continuait d’opérer sur tant d’esprits. Étrange mystère, n’est-ce pas?
Opportuniste. Il n’y a plus de quoi, il n’y a plus que des qui. Et ce qui, Bernard Tapie, n’a cessé d’insuffler une conception très individualiste de la politique – fameuse glorification de la «réussite» – annonçant bien avant l’heure une forme de «populisme à la française» capable de tout, frayant le chemin de ce que d’aucuns nomment désormais «l’illibéralisme», dans un mélange opaque entre affaires et gestion de la chose publique. Une dérive bien plus fondamentale que nous le pensions à l’époque, sans doute, qui participa de la décrépitude générale. Que des mauvais souvenirs, pour peu qu’on y réfléchisse sérieusement. Comment accorder encore du crédit (sic) à un pirate du capitalisme déglingué, à un rôdeur des tribunaux de commerce qui pillait les épaves, amassant une fortune de capitaine d’industrie opportuniste, devenu pour beaucoup le héraut d’une modernité clinquante et ultrafriquée, accélérant jusqu’à l’orgueil et l’orgie cette maudite «conversion libérale»?
Marqueurs. Voilà où nous en sommes. Et plus personne, ou presque, ne pose cette question : comment contrôler la sauvagerie plantée au cœur de l’économie libérale et sauvegarder la discipline collective propre à toute civilisation? Lui fut tout le contraire. Il y a cent ans, les conservateurs vomissaient la République, et les socialistes et les communistes, le capitalisme (chaque camp se définissait par ce rejet même). La droite, depuis lors, a épousé Marianne en secondes noces, et une partie de la gauche, le FMI. Que nous reste-t-il des marqueurs essentiels au milieu de cette confusion globale? Les solidarités collectives opposées au sauve-qui-peut individualiste? Régis Debray écrivait, dès 2008: «Le ’’du bonheur et rien d’autre’’ est un facteur commun. La lutte des classes ? Celles-ci se définissaient par ’’leur place dans le processus de production’’. La société du loisir et des services immatériels ne facilite pas le repérage.» Les «années Tapie» ont filé, emportant tout sur leur passage, et le constat s’avère plus cruel ici-et-maintenant. Lors de son face-à-face avec Le Pen, en 1994, tandis qu’un minable présentateur sortait des paires de gants de boxe sur le plateau de télévision, Tapie déclara: «C’est sérieux, la politique.» Pour une fois, il avait raison. Pour une fois seulement…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 8 octobre 2021.]