(Note de lecture), Boris Wolowiec, Tournures de l'utopie, par Mathieu Jung

Par Florence Trocmé

Depuis Boris Wolowiec, et comment

Que dire d’un texte de Boris Wolowiec ? Beaucoup. Mais la vraie terrible question la voici : comment dire ce beaucoup-là ? Il faudrait le dire, pouvoir le dire, et comment ! mais comment ? Et combien comment. Et comment comment. Que dire d’un texte de BW ? Il faut bien entendre le d’. Il veut dire depuis. Que dire depuis un texte de BW. Et combien comment depuis. Et comment dedans. Et comment qu’on est dedans. On y est, et comment. Depuis, à la fois marqueur de temps et de lieu. Depuis BW, et comment. On en est là, et comment. BW, comme un comment, intensifieur naturel des choses bêtes. Chaise, table, papier. Ce genre de choses. Ce genre de chose. Chose masculin. Comme Quelque chose noir de Roubaud. Mais c’est un autre combat, je crois. Un combat quand même. Depuis BW. Et comment. Choses bêtes. Bêtises. Mais oui. Et comment. L’intensité de cet et comment. Et comment l’intensité. L’entêtement dans l’intensité, et comment. Wolowiec marqueur d’intensité. Et comment intensifieur. Au début, on dit, on croit lire et pouvoir dire et régler l’affaire d’un seul coup d’un seul : BW littérature de l’épuisement et c’est fini. Or, épuiseur infatigable, inépuiseur surtout, voici Wolowiec. Depuis le début. Alors qu’il faut penser dès le depuis et ne pas trop laisser passer la littérature (cf. Artaud). Depuis le depuis. Pendant qu’il a lieu, le Depuis. Le temps qu’il dure. Ce genre de chose. Noir. Chose noir au masculin de l’impératif singulier. Le peu qu’on en sache, ce depuis-là parle d’un dedans. Ou alors il ne faut rien penser du tout. Depuis le dedans, dedans le Depuis. L’espace dans le temps projeté dans l’espace projeté dans le temps projeté dans l’espace. On n’est pas à l’approximation près. Pourvu que ce soient des approximations à grande échelle. Mais le Depuis de BW nous tient. Depuis, nom propre. Voilà autre chose. Depuis, comme un lieu-dit. Une utopie. Et comment. L’utopie en question, c’est la Pologne de Gombrowicz, le nulle part de Jarry. Une langue aussi bien, faite de tournures (BW chantourneur). Autour de ce lieu tourne la parole de Wolowiec. « Je suis un exilé à l’envers. Je tente de transformer le français que j’écris en polonais que je ne parle pas. Je tente de transformer le français que j’écris en langue de la Pologne comme lieu paradoxal de l’Utopie. » Ce barattement de la langue est aussi une quête des coïncidences par laquelle les propositions, les phrases font boule de neige, ou alors s’éboulent les unes dans les autres, les unes par les autres. Battues en neige. Une sorte de parataxe féconde. Phénomènes de transduction : l’idée se traduit en une autre, par contigüité. Moments d’infrapensée, ou d’inframince (Duchamp). On n’est, au reste, pas surpris de ce que Wolowiec soit un lecteur de Malcolm de Chazal. Transduction oblige. Il n’est pas question de raisonnement. Pas vraiment. C’est pré-logique, mettons. Quelque chose d’enfantin (voir Avec l’Enfant (Lurlure, 2018)). Contamination magique de la pensée sauvage. Magie contaminante de la sauvagerie qui pense. La combinatoire exalte l’expression qui joyeusement, massivement s’emballe, qui au moment de dérailler invente et forge son propre rail, creuse son propre sillon dans la langue et dans le souvenir. « Apprendre l’oubli par cœur. » Mais c’est aussi une vaste hémorragie du sens. Hémorragie tout interne, puisque ça saigne en-dedans. Depuis le dedans.
Mathieu Jung

Boris Wolowiec, Tournures de l’Utopie, Cadran Ligné, 2021, 112 p., 15€
Lire des extraits de ce livre dans l’anthologie permanente de Poezibao.