paroles
écorchez-moi, dépouillez-moi de mes paroles
c’est de la chair pourrie, je n’en veux plus.
n’en laissez qu’une – une seule parole-âme
pétrie telle une mélodie dans le granit.
je décrocherai le soleil pour écrire mon testament
je serai riche,
riche de l’absence de paroles.
et sur les vagues vivantes, les vagues bleues
je le confierai pour l’emporter au cours de l’eau
(Ghetto de Wilno, 15 mars 1943)
(81)
forêts de narotch
wilno dans le cœur
comme une balle intouchable
des poèmes de poudre
dans le fusil,
couché dans le fossé
pour entendre guetter
des pas noirs
entre herbe et broussaille.
dans l’herbe fraîche,
dans l’aube pure
viennent viennent
les pas noirs.
je sais :
je suis loup et poète
je décharge du fusil
poème après poème
un éclair une chute.
la rosée des arbres
asperge mes paupières
d’une peur d’or.
j’entends une voix oraculaire
elle me parle ainsi :
tu as purifié la terre
d’une souillure
(Forêts de Narotch, 9 octobre 1943
(98)
yiddish
dois-je commencer par le commencement ?
dois-je comme abraham,
en frère, briser les idoles ?
dois-je me faire traduire de mon vivant ?
dois-je planter ma langue
et attendre qu’elle se mue
en raisins secs et en amandes
de mes aïeuls ?
quelle pitrerie
et plaisanterie
prêche mon frère en poésie, il dit
que ma langue maternelle va bientôt disparaître.
dans cent ans nous serons encore là
à mener la discussion au bord du jourdain.
car une question va nous torturer, nous tarauder.
sait-il exactement où
la prière du rabbi de berditchev
le poème de yehoash
et de kulbak
volent vers le lieu de leur disparition –
qu’il m’indique au juste
vers où se dirige cette perdition ?
peut-être vers le mur des lamentations ?
si c’est le cas, j’irai, j’irai
j’ouvrirai ma bouche
comme la gueule d’un lion
embrasé de braises flamboyantes
pour avaler la langue qui disparaît,
l’avaler pour éveiller toute génération à mon hurlement.
(1948)
(167)
III
j’écris mes lettres sans adresse à ceux
qui habitent maintenant sous des nuées,
sous des floraisons, cachés sous les cyprès.
j’écris mes lettres sans adresse.
ponctuelles, toutes les lettres arrivent
distribuées par un facteur cosmique,
il connaît les adresses, les numéros précis
où ceux d’antan gîtent hiver et été
ils me répondent, je reconnais l’écriture,
les lignes éclairs forent les tempes
qui battent de chaleur, je lis
ceux d’antan m’apportent la joie.
les nuits deviennent de plus en plus fines, fines,
comme les lettres qui m’attirent
vers ceux à qui j’écris sans adresse :
pour les remercier de me garder en mémoire
(Extrait du cycle ‘Paroles labourées par les lèvres’, 28 novembre 1994
(421)
Avrom Sutzkever, heures rapiécées, poèmes en vers et en prose, traduits du yiddish et préfacé par Rachel Ertel, Editions de l’éclat, 2021, 592 p., 30€
L’œuvre – comme la vie – d’Avrom Sutzkever est exemplaire à plus d’un titre. Elle traverse le siècle et porte l’espoir paradoxal de la poésie qui, en plusieurs occasions, lui a littéralement sauvé la vie, quand, ayant dû traverser un champ de mines sous la neige dans la forêt de Narotch, il a accordé ses pas au rythme d’un poème récité à voix basse. C’est également avec la poésie qu’il affrontera la ville secrète des égouts de Wilno et la mort d’un enfant, et c’est avec la poésie qu’il renaîtra sur la terre spirituelle de sa langue, le yiddish, flammèche vacillante sur une bougie orpheline, qu’il gardera vissée au corps. Figurent dans cette anthologie des poèmes de tous ses ouvrages publiés, depuis Sibérie (1936) jusqu’à Murs effondrés (1996), et si une partie importante est consacrée à l’écriture quotidienne du ghetto et de sa résistance, l’ensemble de près de 400 poèmes en vers et prose, extraits de 22 recueils, résonne au-delà de la seule réalité politique à laquelle Sutzkever fut confronté. On peut parler alors d’un véritable engagement poétique visant à garder mémoire des visages et des mots de ceux que la barbarie a voulu effacer, les inscrivant en lettres plus éternelles que le temps dans le livre de la vie.
Né à Smorgon (Biélorussie) le 15 juillet 1913, Avrom Sutzkever passe les premières années de sa vie à Omsk en Sibérie jusqu’à la mort de son père en 1920. En 1922, sa mère s’installe avec ses trois enfants à Wilno (alors polonaise). Sutzkever commence à écrire en hébreu dès 1927 et publie ses premiers poèmes en yiddish dans le magazine du mouvement scout juif, Di bin (L’Abeille) ; c’est également à cette époque qu’il rencontre, puis épouse, Freydke. En 1933, il rejoint le groupe Jung Vilne (Jeune Wilno), une avant-garde d’écrivains et d’artistes yiddish. Il publie son premier recueil, Lider, en 1937 à Varsovie, où il se rend régulièrement. En 1939, Wilno, passée sous domination soviétique, accueille un grand nombre de juifs en fuite. Mais en 1941, les Allemands occupent la ville. Deux ghettos sont créés où plus de soixante mille juifs sont enfermés, et dont quelques centaines seulement survivront. C’est là que vécut Sutzkever jusqu’en 1943, ne cessant d’écrire et prenant une part active à l’organisation de la vie sociale et culturelle du ghetto. Il œuvre par ailleurs au sein de la « Brigade de papier » qui a sauvé de la destruction et des pillages allemands des milliers de livres et documents du patrimoine juif et mondial, qui furent cachés dans le ghetto et retrouvés après la guerre. En 1942, son fils nouveau-né est tué le jour de sa naissance. Puis c’est au tour de sa mère d’être assassinée par un nazi. Ayant pu s’échapper avec Freydke quelques jours avant la liquidation du ghetto en septembre 1943, ils rejoignent les groupes de partisans réfugiés dans les forêts alentour. Sur ordre de Staline, qui eut vent de sa poésie grâce à un manuscrit parvenu en URSS, Sutzkever et sa femme furent exfiltrés des forêts de Narotch par un hydravion soviétique le 12 mars 1944, puis conduits à Moscou, où Avrom prit la parole devant le Comité antifasciste juif, appelant « les juifs au combat et à la vengeance ». Ilya Ehrenbourg publiera un article sur lui dans la Pravda et l’invitera à participer au Livre noir, finalement interdit par Staline. En 1946, Sutzkever témoigne au procès de Nuremberg et, après un séjour à Moscou, il s’installe à Tel Aviv, en 1947. C’est là qu’il poursuit son œuvre et édite de 1949 à 1995, l’une des plus importantes revues de littérature yiddish, Di Goldene Keyt (La Chaîne d’or), fondant le groupe Yung Isroel, en hommage à Yung Vilne. En 1985, il obtient le Prix d’Israël pour l’ensemble de son œuvre. Le 20 janvier 2010 il s’éteint à Tel-Aviv, sept années après Freydke. Son œuvre est traduite dans plus de trente pays.
Son récit sur le Ghetto de Wilno est disponible en français chez Taillandier. Une plus modeste anthologie avait paru en 1988 au Seuil, sous la direction de Rachel Ertel, mais elle est épuisée depuis longtemps.
J. Barash lui a consacré un film : Miel Noir.
Ces informations bio-bibliographiques ont été reprises du site de l’éditeur.