" Je regarde la tour Zamansky, fierté des années 70. Je détestais cette tour avant, jusqu'à ce que, constituant le nouveau secteur des travaux de désamiantage de Jussieu, elle soit vidée et provoque en moi un sursaut de nostalgie et de tendresse. Depuis deux ans, les travaux ont pris une telle ampleur que j'assiste avec incrédulité à la fermeture progressive de chaque bâtiment du campus. L'année prochaine, le département de lettres où j'étudie depuis six ans sera fermé, pour être désamianté à son tour. Et les choses ne seront jamais plus comme avant : après les travaux, ni le département de lettres, ni aucun département de sciences humaines ne reviendront plus sur le campus de Jussieu. Paris-VII sera déménagé dans l'ancienne Halle aux farines du nouveau quartier "Paris Rive gauche" et Jussieu se détournera alors à jamais de ce qu'elle a toujours été : une université alliant sciences et sciences humaines en plein centre de paris, d'inspiration gauchiste...
Dans la rue, le vent frais me fouette le visage. Ce soir, je n'ai pas envie de voir un film. Pas non plus envie de lire. Je suis pourtant la première à courir au cinéma, à une exposition, au théâtre, à un concert. La première à chercher dans l'art, un ravissement esthétique, intellectuel. La première à croire qu'il s'agit du meilleur moyen pour remuer les consciences. mais parfois comme ce soir, peinture, cinéma, musique, littérature, oui même la littérature, me semblent une supercherie, un barbiturique aussi efficace que la pornographie, les médicaments, les jeux ou la télévision. Oui, parfois comme ce soir, je sens combien l'art me tempère, combien tout ce qui travaille contre la société travaille en même temps pour celle-ci. Il n'y a pas d'issue. même l'art n'est pas une issue. L'art n'est que du vent. Du vent qui souffle sur nos visages pour nous faire croire qu'il y a de l'air, lorsque nous avons tellement du mal à respirer..."
Natacha Boussaa, extrait de "Il vous faudra nous tuer" Éditions Denoël, 2010.