100 pages, à peine. Un ouvrage fait de courtes notes déposées sur un carnet, comme des pierres au fil du chemin, ou des cailloux, pour retrouver là où se trouvent la maison, les amis les proches, le jardin, et peut-être un sens à nos vies. Yves Namur, dans ce nouveau livre, se pose la question de l’être, et de naître, et de mourir. Tout est lié, pense-t-il. Tout fonctionne, comme à l’amble d’une même chose, puisque naître et être sont deux faces, ou deux formes d’un même mot, d’un même vocable. Nous sommes nés, mais sans le savoir. Nous avons grandi sans comprendre, et sans voir, et sans rien entendre. Et, depuis lors, nous avançons sans souci de l’heure, ni du jour, ni du temps, ni de la lumière qui passe dans le fond du jardin, ou des oiseaux qu’on voit, qui chantent. Notre rapport au monde est faussé. Et notre présence elle-même, incertaine, est aveugle et sourde face au réel qui nous regarde, qui nous échappe.
Comment, quand apprend-on à voir ? Quand apprend-on à regarder ce qu’il importe de regarder, ou à être ce qu’on doit être, en s’éloignant de ce qu’on sait, pour n’être plus rien qu’une trace, un flocon d’écume, un sillage, que l’on voit au large, qui s’éloigne, pour mourir et renaître au monde ? Nul ne le sait. Car nul ne l’a appris vraiment. Même « l’ombre de notre corps » – écrit Namur – « nous échappe » (p.79). Nous ignorons tout de ce qui est notre vie. Nous ignorons tout. Et nous nous croyons bien, pourtant, être quelqu’un, ou quelque chose, ou pensons être évidemment, quand il nous faudrait tout apprendre, réapprendre à voir, à entendre, ou à vivre, tout simplement, sous le ciel clair.
Yves Namur se pose ces questions, peut-être à la suite d’un deuil. Dans ce livre, paraissent et s’effacent les traces d’une mort, celle de Claire, dont le nom seulement est donné. La mort de Claire : l’oxymore insoutenable, l’absence, sans doute, qui fait hurler, mais dont seuls le deuil et la perte sont chuchotés, tout doucement. Le mot « prière ». L’espoir que la mort est naissance, renaissance peut-être, ailleurs, ou ici. On ne sait pas. L’espoir que cette lampe éteinte est une lampe allumée encore (pour reprendre l’image, citée par Namur, de Juarroz). Une morte : l’autre forme d’être vivant. Comme l’oiseau, comme le rouge-gorge que cette jeune femme aurait aimé devenir après sa mort. Ce livre-ci, interrogeant la mort, questionne, alors, encore le non-être, la « non-vérité », comme le dit Namur, le « non-sens » de ce que c’est d’être et de vivre. Il faudrait atteindre à cela, à cet arbre qu’on voit dehors, à cet oiseau qu’on voit qui passe, qu’on entend, qui chante et sautille dans la prairie, à cette eau bleue du jour clair pour être un peu. N’être que ça.
Et Namur nous donne quelques clés. Le merle tout au bout du jardin. La tranche de pain sur la table. Ou le forsythia qui fleurit, tout soudain, quand finit l’hiver. Tout cela doit être, dit l’auteur, d’abord, ce qui nous interpelle, nous appelle, fait écho en nous. Tout cela doit nous indiquer comment vivre notre journée, comment bien vivre, comment mieux vivre, en changeant le sens de nos vies. Les feuilles mortes questionnent, dit Namur. La prairie est un livre ouvert. Le chant d’un oiseau nous conduit vers nulle part, dit-il encore. Tout questionne dans l’univers, interroge, et tout nous propose sa réponse dans l’évidence d’un être ou d’une chose, ici, là, maintenant, et seulement là. Seulement cela. Les choses sont des choses. Et les êtres sont des êtres, devant nos yeux. Il n’y a rien à rajouter. Pas de sens, de vérité cachée, de signification. Rien que l’être que chacun est, et qui cherche simplement à être, dans la lumière du jour qui vient, à paraître et à disparaître. Qu’un peu de vie qui passe et fuit.
Rien qu’une trace. Là est, donc, désormais le vœu qu’exprime Yves Namur dans ces notes dont la forme elle-même se veut trace. Simplement trace. C’est aussi pourquoi, semble-t-il, dans ce petit livre, le poète interroge souvent ses mots. Le mot « prière ». Le mot « vide ». Le mot « silence ». Le mot « solitude ». Le mot « Dieu ». Tous vocables – dirait Jabès, dont la pensée nourrit ces pages – qui disent trop, qui disent au-delà de ce que peut notre pensée. Et notre simple présence au monde. Ce faisant, Namur interroge aussi le fait même d’écrire, comme si, pour lui, naître / écrire étaient faits d’une même souche, d’un même verbe. « Ecrire », c’est « naître », dit Namur, « à mes propres yeux » (p. 24). C’est, aussi, « ajouter du poids à mon ignorance », et « du trouble à ma langue », dit-il encore (p.63). Car écrire, c’est participer à tout ce qui vit, ce qui est, ce qui passe devant nos yeux. Ecrire, c’est accueillir le monde, les oiseaux, les cris, le silence, les murmures, et les heures, l’hiver. Et le ciel, tel un livre ouvert.
Aussi, nous faut-il désapprendre ce qu’on sait, ce que c’est qu’écrire, pour accueillir tout ce qui vient. Le réel donne devant nous une perpétuelle leçon de choses. Nous passons, mais ne voyons rien. Nous négligeons même d’écouter, de regarder. Et, pourtant, les oiseaux qui passent, le merle qui chante au haut de l’arbre, comme le forsythia qui fleurit : tout convie à voir et entendre ce que la nature même écrit, dans son vocabulaire à elle, au sein du jour. Goethe écrivait les mots du vent sur du sable, avec une perche accrochée au bout d’une corde. Yves Namur écrit ce qui naît, ce que peut être le fait de naître, ou le fait d’être, avec les traces mêmes des oiseaux sur le ciel, au milieu du jour.
Et nos regards s’en trouvent changés.
Christian Travaux
Yves Namur, n’être que ça, coll. « Entre 4 yeux », éditions Lettres vives, 96 p, 16 euros.
Extraits (p.20, 23, 28) :
Le paradis est dans l’œil de celui qui regarde.
Je ne sais de qui est cette sagesse tibétaine dont m’a parlé le poète Salah Stétié, mais elle me convient parfaitement pour vivre ma journée. Comme me conviennent aussi les trois notes du merle, une simple tranche de pain sur la table ou le forsythia lorsqu’il fleurit à la fin de l’hiver.
(…)
Lorsque j’entends un oiseau chanter – et c’est souvent un merle –, je ne me demande pas ce qu’il veut me dire, je pense tout bonnement qu’il a raison et que les choses sont exactement comme il le dit : simples et lumineuses.
(…)
Un jardin, c’est comme un poème : un espace trouble ou en friche. Peut-être aussi un lieu flottant entre deux, entre la maison et le ciel, entre la réalité et ce qui n’est pas encore visible.
Un merle le traverse parfois et semble nous montrer comment changer de vie, comment changer le sens de notre vie.