En français, le mot écorce est dit par les étymologistes représenter l’aboutissement médiéval du latin impérial scortea, qui signifie “manteau de peau”. Comme pour rendre évident qu’une image, si l’on fait l’expérience de la penser comme une écorce, est à la fois un manteau – une parure, un voile – et une peau, c’est-à-dire une surface d’apparition douée de vie, réagissant à la douleur et promise à la mort. Le latin classique a produit une distinction précieuse : il n’y a pas une, mais deux écorces. Il y a d’abord l’épiderme, ou cortex. C’est la partie de l’arbre immédiatement offerte à l’extérieur, et c’est elle que l’on coupe, que l’on “décortique” en premier. L’origine indo-européenne de ce mot – que l’on retrouve dans les vocables sanscrits krtih et krttih – dénote à la fois la peau et le couteau qui la blesse ou la prélève. En ce sens, l’écorce désigne cette partie liminaire du corps qui est susceptible d’être atteinte, scarifiée, découpée, séparée en premier.
Or, là précisément où elle adhère au tronc – le derme, en quelque sorte –, les Latins ont inventé un second mot qui donne l’autre face, exactement, du premier : c’est le mot liber, qui désigne la partie d’écorce qui sert plus facilement que le cortex lui-même de matériau pour l’écriture. Il a donc naturellement donné son nom à ces choses si nécessaires pour inscrire les lambeaux de nos mémoires : ces choses faites de surfaces, de bouts de cellulose découpés, extraits des arbres, et où viennent se réunir les mots et les images. Ces choses qui tombent de notre pensée, et que l’on nomme des livres. Ces choses qui tombent de nos écorchements, ces écorces d’images et de textes montés, phrasés ensemble.
Georges Didi-Huberman, Écorces, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 70-71.
Choix de Christian Tarting pour célébrer la remise du Prix spécial Walter Benjamin à Georges didi-Huberman pour l’ensemble de son œuvre.
Photo @florence trocmé (cliquer sur la photo pour l'agrandir)