(Note de lecture), Christian Viguié, Fusain, par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé


La technique du fusain permet les reprises, les coups de gomme, jouer du plaisir d’être entre l’esquisse et le sentiment d’un résultat. Avec le fusain, les choses se devinent ; de même elles apparaissent. Elles ont leur fragilité : un frôlement et le dessin s’étire ; recommencer est toutefois une invitation continue. Avec son livre Fusain, Christian Viguié propose de percevoir le paysage et le passage du temps à travers différents de leurs composants dans une première partie (Possible indéfiniment). Pierre, montagne ou étang y côtoient le jour, la pluie ou des parfums. Suivent les parties Brouillard, Le silence et L’ombre, avec comme axe central une expérience du quotidien ouverte à son propre infini – un infini qui nous regarde et nous interroge. Cette poésie dans son économie, sa modestie (le mot simplicité est plus juste), invite à une connaissance du monde qui œuvre entre méditation et traits d’esprit. Ni contemplation béate ni ironie, elle est plutôt une sorte de traversée médiane des choses et des éléments en présence. Un tutoiement accompagne parfois les poèmes, également des considérations empreintes de surprises : « La couleuvre est une vitre / qui se brise. » ; « Curieux que j’entende / comme de la matière / qui parle. » (ici au sujet du silence) : de brefs poèmes témoins d’une conscience à l’affût face à la Nature. Des formes de recommandation se font entendre : le poète nous les adresse sans condescendance. N’est-il pas le premier à les entendre, au sein d’une communauté en devenir, celle des lecteurs ? : « Quel repos veux-tu accorder / au silence ? » ; « Imagine une ombre / qui désobéit. » ; « Que peux-tu écrire / avec la fumée ? ». D’une retenue continue, liée à une certaine pudeur, ces poèmes se succèdent et nous placent devant eux comme devant une partition. Fusain propose un éveil (oui : un éveil), et, sans l’air d’y toucher, impose une poésie que certains pourraient récuser à cause de sa candeur. Disons plutôt « grâce à ». Celle-ci n’est d’ailleurs qu’apparente : l’appréhension du réel dans ce livre montre à quel point le réel existe peu, et seulement au cœur de ses métamorphoses. Il est impossible d’y établir des lois comme d’imposer des prétentions – peut-être est-ce cela l’expérience de la poésie… On peut dès lors, dans l’insaisissabilité des choses, faire montre d’hypothèses. « Calcule aussi / avec le lierre. », écrit Christian Viguié. L’adresse propose un défi d’où n’est pas exempt une humilité devant le monde, de même une manière de le parcourir, de le percevoir, de le penser comme de s’y accroître. « Imagine / que le brouillard / soit un nombre / en train de s’inventer. » constitue l’une des propositions du livre. Elle intrigue et séduit, crée une attention par sa formulation à la hauteur du calcul que l’on pourrait tenter… Il y aurait ainsi, dans l’impalpable et le fuyant, des équations cachées, des opérations à mener, des résultats à présenter à l’issue de ses recherches. Une vie est sans cesse prêtée aux formes que l’exercice du fusain essaie d’approcher. Des interrogations naissent. De l’ombre elle-même par exemple : « Avec quoi / n’ai-je pas joué ? » ou « Hommage aussi au soir / auquel j’abandonne / mon travail. » Certains vers émaillent avec plus de légèreté ces suites mais ne les affaiblissent en rien. Il s’agit d’être simple devant ces apparitions, comme dans l’exercice du fusain, qui invite à des effacements, des repentirs. Ainsi de l’ombre : « Avec moi / le pichet / la carafe / deviennent oiseaux », ou pour le brouillard : « Le brouillard t’apprend / à regarder / comme un enfant / qui enlève tous les mots du paysage ». Est-ce si léger – ou naïf ? Le poème se dépose devant nous avec la justesse d’un paysage dessiné. Il ne cherche pas à impressionner. Il franchit le mur d’une autorité poétique pour ouvrir sur le vivant. Un vivant peuplé de minéralité et d’informe, d’hypothèses et d’interrogations, qui est pensé et se pense, et qui conclut la suite L’ombre en témoignant d’une expérience du monde, indispensable à la naissance de l’écriture poétique : « L’ombre du cerisier / l’ombre de la barque / l’ombre d’une ronce / alors que je devrais dire : / le cerisier de l’ombre / la barque de l’ombre / la ronce de l’ombre / pour ne pas oublier / que je suis d’abord / le complément d’un nom. »
Marc Blanchet
Christian Viguié, Fusain, Le Cadran ligné, 2021, 60 p., 14 €.