(Notes sur la création), Didier Cahen sur l'oeuvre d'Edmond Jabès

Par Florence Trocmé

Edmond Jabès, la création du livre

Loin des approches esthétiques de la littérature, on trouvera dans ses livres une conception de la littérature comme expérience ; rien d’expérimental cependant, pas de travaux pratiques, mais une expérience poétique de la réalité où l’écrivain questionne la langue qui est la sienne, apprend, en avançant sur son chemin d’incertitude, ce que parler veut dire. Il s’agit bien ainsi d’une expérience ouverte à la recherche et à la création, une recherche sans limites qui, certes, engage les forces vives de l’homme mais où on se laisse porter par la surface des mots, où l’on s’exprime – quoi de plus naturel ? – tout en cherchant, entre autres, qui parle à notre place. Parce qu’il n’y pas de réponse simple, figée, parce que l’inspiration qui est alors en jeu correspond mieux à la respiration de l’homme qu’au souffle mythique d’on ne sait quelle puissance, on ne s’étonnera guère qu’Edmond Jabès s’exprime en changeant si souvent de registre. En vrai poète Jabès savait entendre la voix des mots en écoutant la voix de son désir, en faire une langue vivante, créer ainsi des ouvertures dans sa façon de parler. 
« Tu es celui qui écrit et qui est écrit » : l’exergue du Livre des questions résume un tel dessein. En situant le lieu de l’aventure avant « le seuil du livre », il montre combien le livre engage la vie de l’homme, combien la création de l’homme répond de l’œuvre de l’écrivain. Il inscrit, de façon intuitive, une expérience de la littérature au sein d’une aventure humaine. Le Livre des questions (1963), Le Livre de Yukel (1964) puis Le retour au livre (1965) : les titres se succèdent, leur écriture épouse la loi du livre. Viendront ensuite Yaël (1967), Elya (1969) et Aëly (1972), trois personnages pour incarner une même idée de la création que sublimera (El, ou le dernier livre) (1973), ouvrant ainsi le livre à l’infini.

Avec (El, ou le dernier livre), Jabès expose le livre à son altérité. L’ouvrage atteint sa dimension plénière. De fait, on retrouve bien en condensé tout le projet qui a guidé la rédaction du Livre des questions : se confronter à l’au-delà, y prendre son essor sans rien céder au culte du néant, à la culture du négatif. Et c’est délibérément qu’Edmond Jabès oppose le libre mouvement de la création – qui, certes, ne s’appuie sur rien de tangible, s’attaque à l’inconnu, mais pèse ici plus que jamais du poids d’une vie entière – à l’implacable logique de l’anéantissement qui prétend fairedu « rien » la  solution finale.
La force de l’ouvrage réside alors dans sa juste mesure entre un obscur retour aux origines et l’attente utopique des lendemains qui chantent. En acceptant la loi du Livre pour la soumettre au risque de la création, Edmond Jabès ne cède qu’à l’exigence de sa propre recherche.  En écrivant le livre qui l’attendait, il fait de sa vie une œuvre à part entière. Il accomplit ainsi son destin de poète. Le livre tient sa promesse…
Didier Cahen