Ce roman est paru en 1994, cinq ans après la chute du Mur. Il restitue le monde allemand d'après la réunification, effective le 3 octobre 1990, il y a donc un peu plus de trente ans.
Mais cette restitution est singulière. Elle est faite avec les yeux désenchantés de Matthias Zschokke. Le Gros Poète, son curieux personnage est en effet un berlinois désabusé.
Il ne veut plus rien faire, plus rien dire. Inanité, tout est inanité, en quelque sorte. Il va du café au bureau, du bureau à la maison, de la maison au bureau, du bureau au café.
Chaton, féminine, aimerait qu'il lui raconte quelque chose de beau. Mais il n'y a rien qu'il puisse lui raconter. Il n'a rien lu, rien vu, rien pensé qui vaille la peine, [...] rien du tout.
Sinon, il peut raconter des choses ordinaires, en ce trente-un décembre, où il déambule dans les rues, prend le métro, se rend au bureau, s'assied à sa table et assemble des mots.
Ce qu'il écrit? Un livre où rien ne doit arriver, à l'image de ce qu'il est devenu, atteint par l'inertie à force de regarder dans le vide, d'engloutir des sucreries, de boire des vins rouges:
Ses propos étaient naturellement tout sauf spectaculaires - c'étaient des balbutiements, des goinfreries, des radotages, des choses mal digérées, irréfléchies, tout ce qui dégouttait de ses doigts, de sa tête molle, de sa petite vie malheureuse heureuse, de son existence locative, ordonnée, polie, gentille, dans laquelle il voulait ne rien souiller, ne laisser aucune saleté.
Chaton lui demande de raconter quelque chose de fort. Il narre crûment ses premières expériences sexuelles, puis fait le récit de l'ascension de celui qui voulait être directeur:
Il n'y pouvait rien, son opinion coïncidait toujours avec celle qui dominait, comme si ça allait de soi.
Le tableau de ce monde d'après ne serait pas complet s'il n'y avait pas quelques scènes de couple, comme celle-ci, qui est révélatrice de l'inconstance de la mémoire sensorielle:
Hier, nous étions ensemble au restaurant. Tu avais oublié quel vin tu bois toujours. Je l'ai commandé pour toi, le même que d'habitude. Soir après soir, je commande le même. Mais hier il ne t'a pas plu, tu étais fâchée, tu as dit, celui-là ne me plaît pas, jamais je n'ai dû en boire. Je t'ai assuré que tu le buvais toujours, soir après soir, que d'habitude, il te plaît. Tu as bu, et au bout d'une demi-heure, tu as dit, maintenant, il me plaît.
Le gros poète mena sa vie de façon à y devenir peu à peu superflu. Il fit tant et si bien que, tout à la fin, quand il mourut, effectivement personne ne remarqua qu'il faisait défaut.
Francis Richard
Le Gros Poète, Matthias Zschokke, 208 pages, Zoé (sortie le 1er octobre 2021, traduit de l'allemand par Isabelle Rüf)
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