Mon adolescence est trop ancienne et même si celle de mes enfants ne fut pas de tout repos (il y eut quelques débuts de nuits blanches à attendre leur retour de fête avant de m’endormir … et je me souviens en particulier d’une péripétie qui faillit être tragique) mais elle est loin de ressembler à ce que Gilles Paris décrit dans son roman. Ou il a une imagination débridée, ou il a de cette période une connaissance qui m’échappe, … et que je trouve effrayante.
J’ai eu beaucoup de mal à progresser dans la lecture. Je savais que le pire avait eu lieu avant, avec le suicide d’une jeune fille par pendaison (qui est une mort particulièrement atroce) mais je découvrais malgré tout des épisodes d’une forte brutalité tous les deux chapitres. Si c’est à ça que ressemble l’adolescence aujourd’hui je suis bien contente de n’être plus directement concernée. Comme je plains la jeunesse actuelle d’être confrontée à cette surenchère en terme de séduction, de franchissement de limites et de défis. Finalement le manque de liberté de la mienne était un bouclier et j’en remercie rétrospectivement mes parents.
Le drame a eu lieu avant et le lecteur se croit allégé de la scène de crime, imaginant que le pire est antérieur. Mais le monde que Gilles Paris nous met devant les yeux est impitoyable, bâti sur des beuveries, les apparences et les faux-semblants, jalonné d’horribles défis.
Certes ils ne sont pas tous « pourris » dans ce monde où les « adultes miniatures » sont plus que rois (on est dans un milieu où l’argent de poche est abondant, où le N°5 de Chanel est déjà « l’ancien parfum » d’une jeune fille et où manifestement on ne pratique pas la décroissance …). Ainsi par exemple Emma est une fille équilibrée (et on remarquera qu’elle reste sobre en soirée). Léon est super gentil mais il ne se rend pas compte des conséquences catastrophiques des services qu’il rend. Tom reconnaît qu’il est « un petit allumeur qui n’a pas conscience des incendies qu’il provoque » (p. 167) et qu’il « peut se comporter comme un salaud » (p. 152). Marlone affirme sans état d’âme : je prends, je jette. J’ai aucun scrupule (p. 152) et achète le silence en « glissant quelques billets de 500 euros », ce qui pour moi est carrément surréaliste.
Ce roman est très bien écrit, utilisant habilement le lexique des ados d’aujourd’hui (et c’est une excellente idée de l’avoir fait figurer à la fin), mais ce n’est pas en changeant les mots que le propos est adouci, bien au contraire. Il y a beaucoup de musique (dommage qu’une play-list n’est pas été constituée avec un QR code pour les écouter comme font certains éditeurs), beaucoup de sexe, beaucoup d’alcool, beaucoup de mensonges. On a le sentiment que tous les moyens sont bons pour se la mettre à l’envers. Et c’est terrifiant. Je ne parle pas de morale, mais de question de vie et de mort. La conception, chorale, donne la parole à chacun des protagonistes et le mal-être est leur point commun. Certains parents sont eux aussi dans la spirale de la violence. La plupart des adultes sont peu présents mais pas absents. Finalement la seule entraide vient des amis, d’un frère ou d’une soeur. Mais le pire est tout autant à craindre des copains car certains ami(e)s sont inséparables avant que leur relation bascule dans la haine.Je devrais interroger Gilles sur ses motivations. Je le ferai -comme on dit- de vive voix. A t-il tant observé notre société et notamment les changements consécutifs à la généralisation des portables et à la banalisation de l‘usage des réseaux sociaux qu’il a fini par avoir envie d’écrire sur le sujet ? A-t-il voulu surtout alerter sur les dangers et donc faire réfléchir ? Aurait-il été bouleversé par un drame survenu à l’enfant d’un de ses proches ? S’agissant du suicide il en connait les contours, comme en témoigne le bouleversant roman qu’il a publié l’an dernier. Il est probable que depuis le temps qu'il est invité dans les établissements scolaires pour discuter avec les jeunes il aura collecté un nombre conséquent de témoignages, voire de confidences.
Je sais bien qu’on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans et je ne suis pas « frappée d’alignement » (on me dit plutôt anticonformiste) mais je n’aurais pas été honnête si j’avais caché le malaise que cette lecture a provoquée et qui, plusieurs jours après avoir refermé le livre, continue de faire son chemin au fond de moi. Je croise dans la rue des ados qui postent des images et des vidéos sur leurs smartphones en éclatant de rire et je ne suis pas rassurée. Je connaissais l’existence du harcèlement mais je ne le pensais pas si largement partagé. Et Gilles Paris pointe parfaitement le paradoxe : ils veulent coucher mais ne supportent pas ceux qui ont une sexualité libre. Ils condamnent chez les autres ce qu’ils s’autorisent.
J’ai été surprise et je vais rester un moment sous le choc d’une lecture parfois insoutenable, laissant entrevoir l’enfer que supportent certains ados.. Ce n’est évidemment pas le livre que je condamne mais la violence de notre époque que je ne pensais pas si largement banale et si dramatiquement destructrice même si je sais bien que des adolescents sont quotidiennement victimes de harcèlement. Puisse ce roman, qui est une sorte d'électro-choc, faire réagir les adultes qui sont en situation d'agir ! Un baiser qui palpite là, comme une petite bête de Gilles Paris, Gallimard, en librairie depuis le 9 septembre 2021