Pourquoi ? Parce que rarement, un film m’aura donné l’impression de conjuguer sur sa simple durée (certes un peu plus longue que la moyenne : 2 heures 20 minutes) autant d’émotions si reconnaissables mais ressenties à divers âges de la vie, émotions totalement « bigger than life » mais pourtant si quotidiennes. Au point de voir le mystère d’une vie, mystère si familier et pourtant si étranger déposé sur quelques bobines et rendu partageable durant la découverte du film.
Comment présenter The taste of tea à ceux qui ne l’auraient jamais vu ? Un film « à vignettes » ? Un film kaléidoscope ? Un film « poético surréaliste » sur le quotidien d’une famille de la classe moyenne japonaise ? Hommage post-moderne à Ozu et à Yi-yi (Edward Yang 2000) mâtiné de Lewis Carroll ? Oui, bien sûr, mais plus que cela, Taste of tea paraît parler directement à un noyau situé à l’exacte intersection de l’imaginaire et de l’expérience, un noyau pétri et modifié par les souvenirs et les affects successifs des différents âges, un noyau qui serait, mieux que notre inconscient, la « boîte noire » de nos sensations et de nos espérances accumulées. Et The taste of tea s’adresse directement à cette « boîte noire ». Plus fort (et plus rapide et moins éprouvant) qu’une psychanalyse ! A tel point que le film lui-même ne dresserait finalement pas le portrait d’une famille où tous les âges doivent coexister, mais plutôt le portrait fragmenté d’une seule et même personne qui poursuit son chemin avec ce qui lui reste de rêves et l’accumulation de son ressenti familial, une seule et même personne qui voit les différents âges de sa vie poursuivre leurs existences simultanées.
Ages de la vie caractérisés par autant de « bulles d’imaginaire » rattachées à chacun des personnages, bulles autarciques que le film explore les unes après les autres. Mais c’est la loi des bulles quand elles sont si légères : elles ne sont pas complètement étanches et en se rapprochant, il leur arrive de fusionner, quitte à redevenir autonomes, mais légèrement modifiées par leurs récents échanges.
Ce mode d’immersion dans une culture familiale se double d’une immersion dans la culture japonaise contemporaine sur le mode d’une revigorante compression de styles et de représentations : haïkus, sketches, clips, blagues mangas, emprunts cinéphiles (Ozu pour les scènes à la gare, mais aussi Kids return pour celles de lycée), moments de burlesque suspendu comme celui-ci :
… qui évoquent les loufoques épiphanies littéraires à l’œuvre dans les romans fragmentés de Haruki Murakami… Et sans doute tant d’autres…
Film ovni ? Oui, sans doute suivant l’expression maintes fois rabâchée mais en même temps pas tant que ça. Car aussi surprenant que cela puisse paraître, il est sans doute possible de rattacher Taste of tea aux films de Wes Anderson voire aux deux derniers Desplechin pour cette façon obsessionnelle, ludique et virtuose (mais je conçois que ces trois cinéastes aient un sens du ludique et du virtuose très différents les uns des autres) d’ausculter les thématiques de l’imaginaire et de la mythologie familiale comme la constitution d’une famille de cœur (avec toute la gamme d’intermittences que le cœur peut permettre).
En plus d’être foncièrement original et débordant de vitalité, le film n’est donc guère orphelin. Bonne nouvelle. Raison de plus pour que chaque spectateur conquis ait envie d’être adopté par cette famille filmée et reconnaisse, dans cette dernière, autant de frères et de parents.
Cette note, postée le dernier jour de juillet, me permet de contribuer, sur le fil, au cycle « cinéma japonais » organisé durant tout ce mois par Wildgrounds. Enfin, je viens de mettre la main sur Funky forest, first contact (2005), le film suivant de Ishii resté inédit sur nos latitudes, ce qui vaudra peut-être un prochain billet.
Magazine
…. C’est de vivre, grandir et mourir dans la famille de The taste of tea (Katsuhito Ishii 2004).