On pourrait parler, pour situer cette écriture, d’une sorte d’absolu lyrique (critique ?), taillée dans l’urgence (de fuir la face visible du présent). En cela, proche d’une forme de poésie concrète à la manière d’un René Ghil, poète peu connu mais d’exception. Une écriture, en tout cas, au-delà de laquelle n’existe que la mer empoisonnée. A moins que l’expérience de notre « Advers » permette de s’évader de soi-même, de découvrir son avers dépravé, comme dé-sublimé, à partir de l’idée qu’on est d’abord tous (peu ou prou) son propre adver… saire. Cette dépravation repose sur un champ lexical qui ne reflète pas un esprit plus torturé que la moyenne, mais s’inscrit dans une écriture suspendue au-dessus du vide, visant à augmenter la perception de son auteur et celle du lecteur ainsi révélé à soi-même : « plan foutu du plan fané / pourrissement amplifié / par l’ass / ez rôdant / à l’envi braqué / atmosphère désarmée / culminant au / point mort ». Cette poésie organique, baroque, nous intime de la lire à voix haute pour en saisir toute la teneur expérimentale, dans un style refusant à la fois classicisme et avant-garde, toute la violence d’énonciation basée sur le geste, le rythme corporel. Les poèmes brefs et incisifs du début nous rendent derviches tourneurs sans aucun entraînement à « charpenter le démembrement / arpenter les cassures (…) ». Les allitérations dans le slam ou le rap, trouvant prestige en amont chez Racine ou Voltaire, exacerbent la gymnastique de la langue au point de flirter ici avec les langues à clics des Bushmen. Idéolangue en opposition à novlangue. C’est chirurgical. Billy Dranty écartèle sa muse avant même qu’elle ne lui mette le grappin dessus, jusqu’à « l’usure hélant / l’échappée belliqueuse / par coulures d’ancre / hissant la vue / exaltée ». Effet de fausse pompe, ça et là, suscitant curiosité et relecture jubilatoire. Il n’est pas donné à tout le monde de se sentir d’une « humeur gueuse » de mettre ses « emphases au tapis ». L’auteur massacre, on l’aura compris, la langue consumériste, en commençant par rejeter toute syntaxe, jusques-et-y compris celle du solécisme actuel en tant que lien social et attitude. Ses références aux auteurs tels que Romain Gary, Jarry ou Cioran (pour ne citer qu’eux) confirment cette position de franc-tireur. Les sections « Ruptoire » et Scalpult » dévoilent « cent sept ans de chieries / imbitables éprouvées » et exhibent « les pinceaux temporels des selles d’adieux » comme seuls vrais trophées de ce temps. On aurait envie de clamer « poètes vos papiers » avec le lion Ferré, en opposition à la poésie sous ses critères communs d’ornement. La fracture est ouverte pour qui ose y entrer. Plus on avance plus l’on se laisse aller à cet appel de la chair à l’élasticité imprévisible sous ses « hors-postures », « contre-cachotterie » et « crampe-limite ».
Le deuxième livre intitulé « Attract obstruct » est horizontal à l’inverse de la mise en coupe et en vers du premier. On accède aux limbes pressentis, dans une « Forme avalée de voir », sur un « Fumier pauvre », où « Faire le serrement dès l’occasion rêvée dans un possible en phase ». Ce possible-là est hors temps, hors espace et c’est précisément ce qui le rend intéressant. Billy Dranty, une fois encore, démontre que la poésie peut être aussi la ligne de séparation la plus sûre entre la temporalité irréductible de l’homme et son histoire circonscrite par le monde visible, du spectacle permanent. Le lecteur aventureux qui ne craindrait pas les cahots en suivant cette ligne au risque de perdre en chemin son identité culturelle qu’il pensait indépassable, découvrira alors peu à peu comment s’est fixée la chose réelle sur le papier, unicellulaire, insolite, déconcertante, autonome en ses mouvements, en tant que matière de l’esprit insoupçonnable, au fond si peu de ce monde.
Mazrim Ohrti
Billy Dranty, Advers suivi de Attract obstruct, éditions du Canoë, 2021, 176 p., 16€