Le titre du recueil de Christine de Camy m’évoque le documentaire Les heures Heureuses de Martine Deyres, vu tout récemment. C’est en Lozère et en 1940 qu’allait se vivre dans l’hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole une aventure conduite par le médecin et réfugié espagnol François Tosquelles. L’hôpital accueillit de très nombreux patients, mais aussi résistants et poètes (Paul Eluard, Tristan Tzara). Aventure qui emmena dans son sillage et sa révolution, Lucien Bonnafé, Franz Fanon, Jean Oury et ce que l’on a nommé la psychiatrie institutionnelle (on sait l’influence et l’importance de La Borde sur la production littéraire, artistique, poétique et sur la pensée).
L’asile de l’auteure n’est pas nommé. On ne sait rien de sa situation géographique, de l’année ou de la période où l’on va passer un moment à ses côtés. L’architecture du lieu n’est pas définie. L’équipe soignante n’est pas présentée. C’est dans un cadre volontairement flou et indistinct que l’on va entrer dans le texte par une alternance de poèmes et de fragments d’un carnet écrit par un des soignants. On pourrait vouloir voyager d’une pièce à l’autre, traverser des couloirs, regarder depuis une certaine hauteur (celle d’un soignant ou d’un résident), mais je crois que la place depuis laquelle on parvient à saisir les portraits et les personnages, c’est le langage lui-même.
« ses phrases sont du sable
elles filent entre ses doigts
fumée liane ricochets des mots sans pliure
s’emboitent à l’infini
avec lui on construit des digues
quelques fines barrières
pas de virgule pas de point
chaque jour on fabrique on bâtit des écluses
ses phrases sont de l’eau »
Si l’aile est trop seule et empêche l’envol, est-ce donc cela : une auteure (ELLE (joie de les appariés) qui sort les IL(s) et les Elle(s) et les emmène loin de l’asile jusqu’à nous lecteurs, jusqu’au donner sens à la proximité de ses souffrances, individualités en opérant cet acte de considérer puis d’écrire qui est un autre prendre soin ?
« sa voix si frêle
sa voix sans cils sa voix bouche bée sa voix arc tendu
sa voix a perdu son timbre
on l’écoute
elle mots englués trou mot expulsé
doucement on l’écoute
sa langue depuis l’enfance
dans sa gorge étranglée
s’est asséchée
elle cherche au milieu des ronces un nouveau sentier
on écarte les branches »
Dans ce poème, on ne doute pas de l’existence d’une considération et d’un véritable soin. On en sera ravi et presque étonné. Le constat et l’état des lieux d’Emmanuel Venet dans Manifeste pour une psychiatrie artisanale est catastrophique et alarmant. Le récit de Marius Jauffret après une vingtaine de jours d’internement à Saint Anne le confirmera aussi. Chez Christine de Camy la structure de soin et son fonctionnement ne font pas l’objet de critique. Le propos (et le geste de l’auteure) est ailleurs.
« Mardi 24 janvier
Chez elle, V. a avalé des cachets. Beaucoup. Pompiers en pleine nuit. Et retour à une hospitalisation complète. V. préfère cela finalement. À propos des cachets avalés ? Elle n’en dit rien. Hausse seulement les épaules. Ne pas se décourager. »
Que sont devenus ceux que l’on croise le temps d’une lecture ? Comment se délimitait les contours de cette structure de soin et de son personnel ? En optant pour des choix esthétiques et énigmatiques plutôt que de proposer un récit ou quelques messages de l’ordre du discours (qui aurait pu être anthropologique, sociologique, révolutionnaire… l’auteur nous laisse avec dans nos mains plus de questions qu’on en avait en commençant à avancer dans son texte. Et ce texte entraîne un désir, celui d’entendre l’auteure s’exprimer sur ce qui en a nourri l’écriture et prendre la parole pour relier son travail d’écriture au monde économique et politique.
Christophe Esnault
Christine de Camy, A(s)ile, La Boucherie littéraire, collection Sur le billot, 2020, 62 p., 12€
Les heures Heureuses, le film de Martine Deyres sur le site de Mediapart
On peut aussi écouter des extraits du livre lus par l’auteure et Guillaume Richez