Le constat des effets délétères d’un capitalisme financier privilégiant la réussite individuelle nous met aujourd’hui au défi de « dépasser les limites de la société de performance ». Cependant, faut-il jeter la compétition avec l’eau du bain capitaliste ? La recherche de la performance n’est-elle pas une puissante motivation pour le développement, aussi bien des individus, que des sociétés ? Et, en particulier, la compétition n’est-elle pas un outil éducatif sinon indispensable, du moins très précieux ?
Par essence, la compétition est confrontation avec d’autres sur des tâches spécifiques, qu’elles soient purement motrices (ou psychomotrices) : courir, sauter, lancer, nager, etc. Ou bien ludiques (jouer avec des ballons), voire cognitives (jouer aux échecs). Dans tous les cas, il s’agit d’être plus fort, ou meilleur, que les autres, qui ont accepté de faire face au même défi compétitif. La règle d’or est bien : « que le meilleur gagne ».
Du point de vue éducatif, elle présente alors un triple intérêt. Tout d’abord, elle implique une préparation, tant physique que mentale, qui contribue à armer les individus pour les combats de la vie, qui exigeront force, courage, et persévérance. Réalisant le souhait formulé par Kant, elle donne l’occasion de fortifier et d’endurcir son corps, par l’exercice et l’entraînement.
En second lieu, l’engagement dans un calendrier de rencontres ou d’épreuves exige que l’on s’inscrive dans un projet, se donne des objectifs, et organise ses efforts de façon rationnelle. La compétition est alors un puissant outil d’autorégulation, pouvant jouer un rôle capital dans le développement de l’autonomie des sujets, en particulier au moment de leur adolescence.
Enfin, comme l’a souligné le philosophe Alain, la victoire contribue à donner au vainqueur « une haute idée de sa puissance ». Chaque victoire fortifie le sentiment de « puissance » personnelle qui est le socle de toute réussite future. Pour gagner, il faut d’abord s’en croire capable !
Cependant, la compétition n’a pas que des effets positifs. D’une part, la défaite est souvent cruelle, et il est parfois très difficile de s’en relever. Si l’on n’apprend pas aussi à l’accepter, pour trouver, dans son analyse, la force et les moyens de la surmonter, la compétition peut s’avérer contre-éducative. Elle ne deviendra paradoxalement éducative que si elle s’accompagne de l’apprentissage d’un « savoir perdre ».
D’autre part, la recherche de la victoire à tout prix peut entraîner la mise en œuvre de moyens condamnables (triche, dopage), et déboucher sur la haine de l’autre, toujours destructrice, comme nous l’a appris Spinoza. Quand l’adversaire à combattre devient un ennemi à abattre, la formation d’un guerrier implacable ne peut prétendre au statut d’idéal éducatif.
Enfin, et surtout, les lendemains de victoire peuvent s’avérer amers, comme en témoigne l’histoire de champions qui n’ont su finalement que gagner, sans mettre leurs triomphes au service de la construction d’une personnalité solide et résiliente. Il ne suffit pas d’apprendre à gagner pour réussir sa vie. Encore faut-il que les victoires contribuent à conforter une personnalité capable de résister aux aléas, et de viser le Bien. Battre les autres n’est jamais une fin en soi.
L’important est finalement moins d’être le meilleur, contre les autres, que de tendre vers le mieux, dans un perpétuel effort de dépassement de soi. Performance rime avec concurrence, et réduit le combat pour le développement à la confrontation interpersonnelle. Alors que le combat éducatif essentiel est celui que chacun est appelé à mener par rapport à lui-même ; et, d’une certaine façon, contre lui-même.
En tant que confrontation avec les autres, la compétition ne débouche que sur des classements, en désignant des vainqueurs et, par le fait même, des vaincus. Elle engage dans une évaluation « normative », où la valeur d’un individu n’est appréciée que par rapport à celle des autres, alors que le travail éducatif vise pour l’essentiel la progression personnelle, par rapport à soi, et non aux autres. La valeur des individus qu’il touche ne peut être appréciée que par une évaluation « critériée », qui prend pour valeur cible un modèle idéal de développement.
L’éducation ne concerne que chaque individu pris à part. Ce qui compte est de s’améliorer, en tirant parti à la fois de ses potentialités, et de ses acquis. Le combat est d’abord entre soi et soi, pour tendre vers cet « homme divin » dont, selon Kant, chacun porte en lui le modèle.
Il n’y a d’éducation que si l’on fait ressentir l’exigence de faire effort pour réduire l’écart entre l’existence et la valeur. L’existence situe dans l’ordre des faits : ce que je suis actuellement capable de comprendre et de faire. Et la valeur, dans l’ordre de l’idéal (de l’"esprit", dira Alain) : ce que je me sens appelé à être et à réaliser en raison de la capacité de perfectionnement qui caractérise ma nature d’être humain. Plus que la réussite, c’est donc la progression qui compte.
Le travail éducatif m’inscrit dans une histoire. Son mérite est de me faire comprendre que rien n’est définitif, et qu’une progression, bien que n’étant jamais assurée, est cependant toujours possible. En même temps, et par là même, ce travail me donne le sens de la Valeur. Je comprends qu’un « mieux » est toujours à rechercher, du côté de ce qui peut donner « valeur » à l’existence humaine.
Certes, il restera à définir le « Bien », et à tracer le portrait de l’« homme divin » susceptible de servir de cible pertinente. Mais il est certain que l’être humain « bien éduqué » n’est pas celui qui s’efforce d’être toujours devant les autres – sauf, peut-être, à la manière du « petit cheval blanc » chanté par Georges Brassens : pour mieux les servir – mais celui qui s’efforce de toujours tendre vers le meilleur, par rapport à soi, et à ce qui fait sa valeur en tant que personne humaine.
Ainsi, en privilégiant l’historicité, et en donnant le sens de la valeur, l’acte éducatif sauvegarde la « perfectibilité » de chacun, au sens que Rousseau a donné à ce terme dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes : « faculté de se perfectionner ; faculté qui à l’aide des circonstances développe toutes les autres et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu ».
L’éducation n’est pas autre chose que l’effort fait pour permettre à la perfectibilité de jouer, et d’accomplir son œuvre. La compétition n’est, au mieux, qu’un moyen parmi d’autres, à condition d’être mise au service d’un mouvement de dépassement de soi.
Dernier week-end des vacances. C’est la rentrée et nous nous l’affrontons tous en traînant nos galoches, ne sachant pas trop de quoi elle sera faite. Il y a un an, nous avions encore l’espoir que les problèmes et autres difficultés liés au Covid-19...
LES BRÈVES