Sous-titré "Essai sur les dérives identitaires", cet ouvrage d'Elisabeth Roudinesco m'a beaucoup intéressé et appris. Il examine et rappelle l'histoire des mouvements militants et émancipateurs qui semblent aujourd'hui cloisonner plus qu'ouvrir notre société. Pour cela, elle s'intéresse à la question du genre, de la race, des postcolonialités, de l'intersectionnalité. Elle conclue sur les récits de grands remplacements qui enferment.
Cette assignation identitaire qui pousse à déboulonner des statues ou à faire traduire des textes par des personnes de la même appartenance ou identité que leur auteur est questionnant, non ? Est-ce que ça n'assigne pas chacun à résidence, dans des stéréotypes de genre, de culture, de race etc. ? C'est cet excès, cette culture identitaire et ce cloisonnement que dénonce l'auteure, en exposant la variété des discours - car c'est avant tout une histoire de mots et d'identité.
Ce qui est passionnant dans ce livre, c'est la présentation de ces différents débats qui animent nos sociétés dans leur contexte historique, avec des éléments d'histoire de la pensée. E. Roudinesco revient sur l'évolution des luttes sociales en luttes sociétales.
On croise Sartre, Beauvoir, Fanon, Saïd et bien d'autres ainsi que des penseurs plus contemporains. Ce qui est un peu plus délicat, c'est la question des interprétations et appropriations qu'en fait chacun, surtout dans le débat contemporain. En effet, des interprétations peuvent parfois contredire complétement l'intention ou les paroles d'un auteur parce pas remises dans un contexte, une histoire, parce que ceux qui parlent appartiennent aux "dominants", où ont former leur pensée dans la culture occidentale etc. La difficulté face à ce constat, est de savoir si ce n'est pas un jeu à double face, où chacun séquence et instrumentalise des propos selon ses objectifs. L'auteure souligne aussi une moralisation parfois hors de propos, parce que hors de la pensée du temps, et la censure a posteriori. C'est notamment vrai vis-à-vis des œuvres d'art. Faut-il les cacher, les réécrire ou repeindre, les condamner ? Il est également question de l'hystérisation des débats et du lynchage médiatique plutôt que du recours, certes plus long, au droit.
La petite faiblesse de ce livre toutefois, c'est son aspect très théorique, centré sur la guerre des idées et des paroles, même s'il s'appuie sur des événements bien concrets. De même, les pistes pour sortir d'une binarité de raisonnement, pour inviter à la subtilité, au questionnement, sont assez maigres. Elle invite les intellectuels au débat, à la liberté d'expression... et au courage de défendre et analyser leurs prises position.
Comme souvent avec ce genre d'ouvrage, voici une foison de citations :
"L'affirmation identitaire est toujours une tentative de contrer l'effacement des minorités opprimées, mais elle procède par un excès de revendication de soi, voire un désir fou de ne plus se mélanger à aucune autre communauté que la sienne. Et dès lors que l'on adopte un tel découpage hiérarchique de la réalité, on se condamne à inventer un nouvel ostracisme à l'égard de ceux qui ne seraient pas inclus dans l'entre-soi. Ainsi, loin d'être émancipateur, le processus de réduction identitaire reconstruit ce qu'il prétend défaire"
"On aura compris comment une conception réellement novatrice des études sur la sexualité - distinguant le genre et le sexe - a pu, en quelques décennies, se retourner en son contraire et amorcer un mouvement de régression normalisatrice. Tout commence par l'invention d'un vocabulaire adéquat. Une fois solidement établis, les concepts et les mots se transforment en un catéchisme qui finit, au moment voulu, par justifier des passages à l'acte ou des intrusions dans la réalité. Ainsi passe-t-on, sans même s'en rendre compte, de la civilisation à la barbarie, du tragique au comique, de l'intelligence à la bêtise, de la vie au néant, et d'une critique légitime des normalités sociales à la reconduction d'un système totalisant"
"Si les races n'existent pas, l'idée d'une prétendue infériorité de l'une par rapport à l'autre serait, en revanche, une construction universelle, propre à toute organisation sociale. Les humains ont en effet pour habitude, dès qu'ils se forment en groupe ou en communauté, de rejeter l'altérité au nom de leur propre supériorité culturelle [...] Si tout le monde se ressemble, l'humanité se dissout dans le néant ; si chacun cesse de respecter l'altérité de l'autre en affirmant sa différence identitaire, l'humanité sombre dans la haine perpétuelle de l'autre"
"En inscrivant de cette manière l'histoire de l'extermination des Juifs à l'intérieur de celle de la domination coloniale, issue elle-même de l'esclavagisme, Césaire, comme Lévi-Strauss, donnait un contenu logique et historique au long processus du colonialisme. Et du coup, il faisait de l'anticolonialisme un combat aussi important que celui qui était mené contre l'antisémitisme. Mais pour autant, il ne considérait pas le colonialisme comme une entreprise génocidaire semblable à celle du nazisme : les crimes perpétrés par le colonialisme ne visaient pas à exterminer des populations jugées inférieures mais à les exploiter en réprimant, par le sang, toute tentative d'insurrection. Il n'y eut dans le colonialisme ni entreprise concertée d'extermination ni projet génocidaire sciemment mené à son terme"
"Il [Derrida] refusait aussi le principe selon lequel une langue serait la propriété d'un peuple. Pas de "nationalisme linguistique" : une langue, disait-il, est la signature de celui qui l'invente sans être pour autant sa propriété. Et il allait même jusqu'à affirmer que la langue comme "langue de l'autre" impose sa loi et relève de la culture et non pas de la nature"
"Cette hyper-ethnicisation - ou cet hyper-séparatisme - aura conduit aux dérives identitaires. Remarquons qu'elle encourage autant le racisme que l'antiracisme puisqu'elle alimente à la fois les intérêts des adeptes de la ségrégation et du suprématisme (de la race blanche) et les revendications de discrimination positive (affirmative action et political correctness) selon lesquelles il faut corriger les inégalités ethniques (mises en évidences par ces classifications) par des politiques de compensation, de repentance ou de réparation des offenses passées"
"Notons que l'idée qu'un "étranger" n'ait pas la capacité ou le droit de penser une réalité extérieure à lui-même est une ineptie"
"Ils faisaient tous mine d'oublier que l'Europe avait produit une pensée anticolonialiste et qu'elle n'était pas réductible aux atrocités de l'impérialisme"
"Face au racisme mis en œuvre par les puissances occidentales, il s'agissait désormais, pour les Indigènes, d'inventer un racisme de l'estime de soi, un racisme protecteur prônant la "non-mixité raciale", principe hiérarchique selon lequel un "Blanc", quel qu'il soit, devrait être banni de toute expérience de vie avec les Noirs, puisque par essence tout homme blanc serait un "dominant""
"Dans le cas des révoltes identitaires, on a l'impression que l'acte de destruction s'étire à l'infini, n'est tenu par aucune limite et se produit à l'aveuglette comme l'expression d'une rage pulsionnelle et anachronique [...] La vraie question posée par ces tumultes qui n'en finissent pas d'empoisonner les relations entre les groupes associatifs, les historiens et le pouvoir politique est celle de la construction d'une mémoire partagée. On sait bien que les adeptes de la repentance, des réparations et de la fureur punitive ne parviendront jamais à guérir les souffrances des enfants d'immigrés qui se tournent vers le fanatisme et qui, pour une partie d'entre eux, désavouent l'histoire de leurs propres parents. Au lieu de les libérer, ils ne font qu'accentuer leur malaise en les précipitant dans les pièges qui leur sont tendus par l'obscurantisme"
"Chacun peut librement cultiver son identité à la condition de ne pas prétendre ériger celle-ci en principe de domination. Par ailleurs, l'Etat ne doit pas jouer les censeurs en prétendant réguler la liberté de débattre et d'enseigner. Il n'a pas à prendre partie pour une thèse ou pour une autre"