" Les choses passées ont leurs spectres comme les hommes décédés ; c'est que la nuit évoque le fantôme des mondes transformés aussi bien que les ombres humaines. " (Paul Féval, 1850).
L'ancien Président de la République algérienne Abdelaziz Bouteflika est mort le 17 septembre 2021 à l'âge de 84 ans (né le 2 mars 1937). Homme historique du FLN, il fut l'insubmersible Ministre des Affaires étrangères du 4 septembre 1963 au 8 mars 1979, sous Ben Bella puis Boumédiène (dont il a aidé le coup d'État), puis, après une période d'exil entre 1981 à 1987 à cause d'affaires financières, il est devenu l'homme de la situation pour en finir avec la guerre civile entre FLN et islamistes du FIS.
Comme plus tard l'Égypte au début des années 2010, l'Algérie a fait l'expérience de la démocratie sincère au début des années 1990. Le problème, pour ces deux pays (et d'autres), c'était que les urnes menaient inéluctablement à un pouvoir islamiste. Quel était alors le moindre des maux : armée ou islam ? La Turquie, elle aussi, a passé des décennies avec ce paradigme, résolvant le problème par quelques putschs militaires en cas de montée islamiste trop forte (c'est très différent de la Turquie d'Erdogan qui a purgé tous les services de l'État, en particulier l'armée et les enseignants).
Parce qu'il avait de l'expérience et de l'habileté politique, Abdelaziz Bouteflika a été élu Président de la République le 15 avril 1999 avec 73,5% des voix, réélu le 8 avril 2004 avec 85,0% des voix, le 9 avril 2009 avec 90,2% des voix et le 17 avril 2014 avec 80,5%. Il s'est fait élire sans grande concurrence (la plupart des autres candidats ayant refusé de poursuivre l'exercice) sur un thème important, celui de la réconciliation qu'il a fini par réaliser, ratifiée par le référendum du 29 septembre 2005 (97,4% de oui avec 79,8% de participation) qui a approuvé la charte pour la paix et la réconciliation nationale, principalement pour amnistier les combattants de la guerre civile (sauf en cas de viols ou de massacres).
Tous ces résultats électoraux (score et participation) sont ceux officiellement communiqués par l'État mais restent souvent sujets à caution. Peut-être les historiens sauront y trouver un jour la juste part de sincérité et de fraude. Toujours est-il que dans les faits, Abdelaziz Bouteflika est resté le plus longtemps en fonction à la tête de l'Algérie, du 27 avril 1999 au 2 avril 2019, presque vingt ans, fonction qu'il a cumulée avec celle de Ministre de la Défense. Et encore, si on l'avait écouté, il aurait demandé et sans doute obtenu un cinquième mandat de cinq ans lors de l'élection présidentielle prévue en avril 2019 qui a été finalement reportée au 12 décembre 2019 où l'un de ses anciens Premiers Ministres a été élu, Abdelmadjid Tebboune (Abdelkader Bensalah qui a assuré de manière controversée l'intérim présidentiel du 9 avril 2019 au 19 décembre 2019 en tant que Président du Conseil de la Nation, équivalent du Sénat, est mort ce mercredi 22 septembre 2021 des suites de sa maladie).
Certes, Bouteflika pouvait être comparé aux autres autocrates du Maghreb, comme Ben Ali ou Moubarak. Soutenus par la "communauté internationale" (parfois un brin masochiste, c'est le cas notamment de la France) pour se protéger d'une éventuelle arrivée des islamistes au pouvoir (comme en Iran depuis 1979 et maintenant en Afghanistan depuis 2021, même si les situations de ces pays sont très différentes).
Au fil des années de pouvoir (dès 2011), des oppositions et des manifestations ont germé pour réclamer le départ de Bouteflika du pouvoir. Somme toute, hélas, situation assez classique.
Ce qui était moins ordinaire, c'est que Bouteflika n'était plus qu'un fantôme pendant de nombreuses années à la fin de son mandat, et probablement que dans les livres d'histoire, il va remplacer Tito, Brejnev, Mao ou encore Pompidou comme meilleur exemple de malade qui nous gouverne.
La santé d'Abdelaziz Bouteflika est devenue un sujet majeur d'actualité à partir du 26 novembre 2005 et de ses premières hospitalisations notamment en France (à Paris et à Grenoble), France qui n'est pas rancunière malgré quelques sorties antifrançaises du Président malade. En avril et en mai 2013, il aurait fait deux attaques cérébrales qui l'auraient plongé dans une situation permanente de handicap. En été 2013, il s'est montré en fauteuil roulant et il a été vu en avril 2014 en train de voter.
Son dernier discours public date du 8 mai 2012 à Sétif. De nombreuses rumeurs sur sa mort ou sur ses éventuels maladies ou handicaps ont couru à partir de ce moment. Parmi ses troubles, un qui est particulièrement déroutant lorsqu'on fait de la politique et qu'on dirige un pays, c'est l'incapacité à parler.
Ainsi, tout un système a été mis en place au cours des dernières années de sa Présidence pour permettre à ses visiteurs de le rencontrer : un portrait de lui le remplaçait et le visiteur parlait à ce portrait ! Même Chaplin dans "Le Dictateur" n'aurait jamais osé un tel scénario.
Non seulement la rue réclamait des réformes politiques (et sociales) au début de l'année 2019, profitant de la perspective d'une nouvelle élection présidentielle, mais le clan au pouvoir songeait sérieusement à maintenir Bouteflika officiellement aux commandes. Hospitalisé à Genève pour des motifs graves, Abdelaziz Bouteflika, qui avait annoncé sa candidature le 10 février 2019, n'a pas pu se présenter physiquement devant le Conseil Constitutionnel pour faire enregistrer sa candidature à un cinquième mandat comme il en aurait eu l'intention. Le 11 mars 2019, il a fait savoir qu'il renonçait à un nouveau mandat mais demandait la prolongation du mandat en cours (qui finissait normalement le 27 avril 2019) pour mettre en place des réformes institutionnelles.
Mais l'armée, devenue un peu plus réaliste, a compris qu'il faudrait trouver rapidement un autre Président si le pouvoir voulait éviter de sombrer dans un vaudeville pas très rigolo qui finirait en révolution. Perdant son dernier soutien, après un message aux Algériens le 1 er avril 2019 (qui n'était pas un poisson d'avril), Abdelaziz Bouteflika a été contraint de démissionner le 2 avril 2019. Le lendemain, il a présenté ses excuses aux Algériens tout en défendant le bilan de sa très longue Présidence.
Officiellement retiré des affaires depuis deux ans, Abdelaziz Bouteflika est mort dans l'indifférence des Algériens. Son successeur a assisté à ses funérailles le 19 septembre 2021, mais aucun deuil national n'a été décrété au contraire de deux de ses prédécesseurs qui sont morts sous sa Présidence, Ben Bella et Chadli Benjedid.
Assurément, un clan a chassé l'autre en 2019. Il faudra sans doute le travail de minutieux historiens pour savoir à quel point Bouteflika a été la marionnette (notamment de son frère) ou véritablement le dirigeant de son pays. Son départ de ce monde sur la pointe des pieds montre qu'il avait déjà disparu depuis très longtemps des leaders qui comptaient dans les relations internationales. Il aura eu au moins un motif de reconnaissance, celui d'avoir su conclure cette "concorde nationale" qu'aucun avant lui n'avait été capable de réaliser. L'Algérie doit désormais quitter ses vieux démons et regarder l'avenir avec des yeux neufs, ceux de sa jeunesse impatiente...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 septembre 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Abdelaziz Bouteflika.
Bouteflika, le malade imaginé ou le fantôme d'El Mouradia.
Louis Joxe et les Harkis.
Chadli Bendjedid.
Disparition de Chadli Benjedid.
Hocine Aït Ahmed.
Ahmed Ben Bella.
Josette Audin.
Michel Audin.
Déclaration d'Emmanuel Macron sur Maurice Audin (13 septembre 2018).
François Mitterrand et l'Algérie.
Hervé Gourdel.
Mohamed Boudiaf.
Vidéo : dernières paroles de Boudiaf le 29 juin 1992.
Rapport officiel sur l'assassinat de Boudiaf (texte intégral).
Abdelaziz Bouteflika en 2009.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210917-bouteflika.html
https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/bouteflika-la-momie-d-el-mouradia-235906
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/09/20/37094974.html