Richesse
J’ai le bonheur fidèle
et le bonheur perdu :
j’ai l’un comme une rose
l’autre comme une épine.
De ce qu’on m’a volé
Je me suis dépossédée :
j’ai le bonheur fidèle
et le bonheur perdu,
et suis riche de pourpre
et de mélancolie.
Ah ! quelle aimée est la rose
et quelle amante l’épine !
Tel le double contour
de deux fruits faux jumeaux,
j’ai le bonheur fidèle
et le bonheur perdu.
(44)
*
Pain
à Teresa y Enrique Diez-Canedo
On a laissé un pain sur la table,
moitié brûlé, moitié blanc,
picoré sur le dessus et ouvert
en mies blanches comme flocons.
Il me paraît neuf ou comme non vu,
et rien d’autre que lui ne m’a alimentée,
mais en roulant sa mie, somnambule,
j’ai oublié toucher et odeur.
Il a l’odeur de ma mère donnant son lait,
l’odeur de trois vallées par où je suis passée :
celle d’Aconcagua, de Patzcuaro, d’Elqui,
et celle de mes entrailles quand je chante.
Il n’y a pas d’autres odeurs dans la pièce
et c’est pourquoi il m’appela ainsi ;
et personne non plus dans la maison
sauf ce pain ouvert sur une assiette,
qui de son corps me reconnaît
et que du mien je reconnais.
Fut mangé sous tous les climats
le même pain entre cent frères ;
pain de Coquimbo, pain de Oaxaca,
pain de Santa Ana et de Santiago.
En mes enfances je lui connaissais
forme de soleil, de poisson, de halo,
et ma main connaissait sa mie
et sa chaleur d’oisillon emplumé...
Plus tard je l’oubliai, jusqu’à ce jour
où nous nous rencontrâmes tous deux,
moi avec mon corps de vieille Sarah
et lui avec le sien de cinq ans.
Amis morts avec qui je le mangeai
dans d’autres vallées, sentez la buée
d’un pain en septembre moulu,
et fauché en Castille en août.
C’est un autre et c’est lui que nous mangeâmes
en des terres où vous êtes couchés.
J’ouvre sa mie et vous donne sa chaleur ;
je le retourne et vous porte son haleine.
J’ai la main qui déborde de lui
et le regard posé sur ma main ;
et je livre un pleur repenti
de cet oubli de tant d’années,
alors mon visage vieillit
ou renaît de cette découverte.
Comme la maison se trouve vide,
restons ensemble, les retrouvés,
sur cette table sans viande ou fruit,
tous deux dans ce silence humain,
jusqu’à être à nouveau unis
et que notre jour soit fini...
(pp. 69-70)
*
L’étrangère
à Francis de Miomandre
- « Elle parle avec accent de ses mers barbares,
avec ne sais quelles algues et ne sais quels sables ;
récite une oraison à dieu sans poids ni forme,
vieillie comme si elle mourait.
Dans notre verger qu’elle nous rendit étrange,
elle a planté cactus et herbes griffues.
Elle respire des haleines du désert
et a aimé d’une passion dont elle blanchit,
qu’elle ne conte jamais ; si elle nous la contait
elle serait comme la carte d’une autre étoile.
Elle vivra parmi nous durant quatre-vingts ans,
mais toujours semblera comme en train d’arriver,
parlant une langue qui gémit et halète
et que comprennent seules les bestioles.
Et elle va mourir au milieu de nous tous,
une nuit qu’elle souffrira comme jamais
avec son destin seulement pour oreiller,
d’une mort muette et étrangère. »
(p. 109)
Gabriela Mistral, Essart, traduit de l'espagnol (Chili) et préfacé par Irène Gayraud, éditions Unes 2021, 192 p., 23 €
« Quelle est cette terre que Gabriela Mistral cherche à essarter, à défricher ? Celle de son Chili natal, de la Cordillère des Andes, des légendes Mayas ? Ou la terre des exils et des ombres ? Essart est un livre mystérieux ; on lit ces poèmes comme on marche sur une terre ouverte, dont on embrasse les sommets du regard, cheminant au plus près d’une parole dense et profonde, rustique et mystique. Gabriela Mistral hisse ses poèmes vers la fable, au moyen d’une langue bruissante d’hommes et de dieux, de traditions et de légendes, de dialectes archaïques. Nous sommes séparés, Mistral nous rassemble dans la circulation interne d’un pouls, d’un sang à la pulsation puissante qui a le mouvement d’un fleuve. On se perd dans un « hallali de pierres roulées », au milieu des iguanes et des tortues, des cerfs et des colombes, avec cette étrange impression d’être « toujours blessé, jamais chassé ». Essart opère une transfiguration de l’enfance en odeurs, des fantômes en brumes, des hommes en paysages, des visages en fables, des peuples en fleuves, des corps en zodiaques et des dieux en rêves, en une lumière qui mystifie tout. Dans ces poèmes où vivre et mourir, dans cette confession plus vaste que soi, des profusions de monde aux « quarante points cardinaux » tiennent dans un mot, dans une langue habitée, c’est à dire peuplée de souvenirs, de charmes, de fleuves, d’oiseaux et de fleurs, de disparitions et d’esprits, vaste comme un horizon ou un ciel étoilé. Cette voix qui nous soulève vers la liberté, nous berce entre les épiphanies et les pleurs avec « le pur rythme tranquille des vieilles étoiles » semble ne jamais vouloir interrompre son chant, ne jamais briser le sortilège et c’est ce qui nous tient, nous emmaillote à ces lignes : la crainte d’une magie dissipée, le retour brutal sur la terre vide et nue, inconsolables de la fable. Aussi nous ne quittons ni les anges, ni le rêve de cette poésie qui « regarde le monde aussi familièrement que si elle l’avait créé. » (sur le site de l’éditeur)
Gabriela Mistral (1889-1957) est une poétesse chilienne, Prix Nobel de Littérature en 1945. Elle est le premier écrivain d'Amérique Latine et la toute première femme poète à recevoir cette distinction. Née dans une famille pauvre, abandonnée par le père, d'une vallée rurale du Chili, elle sera institutrice de campagne, avant de devenir une figure de la pédagogie et de l'enseignement dans toute l'Amérique Latine. Elle réforme à la demande du gouvernement mexicain le système scolaire du pays, entre 1922 et 1924, en transformant notamment l'éducation des filles et des enfants des zones rurales. Elle poursuivra ensuite une carrière diplomatique jusqu'à la fin de sa vie, en devenant consul du Chili à Madrid, Lisbonne, Nice, au Brésil, à Los Angeles, Veracruz, Naples ou encore New York. Féministe, lesbienne, Gabriela Mistral détonne à son époque et dans une Amérique latine dont elle ne cesse de combattre et de dénoncer le machisme. Son œuvre poétique s'ouvre avec Desolacién, publié en 1922, qui lui offre une notoriété au-delà des frontières de son continent. Viennent ensuite ses deux plus grands livres, Essart (1938) et Lagar (1954), dans lesquels elle atteint sa pleine maturité poétique, puis Poema de Chile (1967), recueil entièrement consacré à son pays natal. Elle laisse également de très nombreux écrits en prose, articles de presse, textes de conférences, essais... Porteurs d'une quête à la fois matérielle et spirituelle, ses poèmes disent une intimité rare avec la terre, la matière, les êtres rencontrés, et une acuité presque douloureuse de la vie. Mêlant la mythologie grecque à celles des civilisations de Mésoamérique et aux références bibliques, Gabriela Mistral invente un monde à la croisée des cultures occidentale et d'Amérique latine, à la fois étrange et accueillant ; âpre, presque rude, et pourtant rendu familier par sa profonde humanité.
ndlr : Le mot essart peut avoir différentes significations. Il désigne aussi bien les terres nouvellement défrichées1, les défrichements de terrain définitifs ou les temporaires, le simple abattage de bois, l'éclaircissement de la forêt ou même de terrains vagues. L'essart désigne aussi des cultures mobiles, accompagnées de brûlements de végétaux. Le sens le plus généralement accepté aujourd'hui est celui de défrichement pour quelques années seulement, dans un but agricole. Mais on essartait aussi pour faire du charbon, élargir les routes ou installer une communauté humaine. (source)